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Montesquieu, magistrat et philosophe, décide après la rédaction de De l’Esprit des lois, d’écrire un roman épistolaire, cédant apparemment à la mode du moment. En réalité, cette forme littéraire a l’avantage de pouvoir plaire à un public mondain un peu frivole en même temps que de l’instruire des travers de son temps. Elle lui offre la liberté de proposer un regard étranger sur les incongruités de son siècle et l’échange de lettres non seulement permet de donner un effet de réel mais également de démultiplier la vision du fait humain. Le texte s’inscrit aussi dans une thématique chère au XVIIIe siècle, celle du voyage en Orient, tout en évitant les poncifs sur les turqueries en vogue depuis le XVIes ainsi que les excès licencieux liés à l’évocation du harem.

L’intrigue du roman est simple puisqu’il s’agit du voyage de deux Persans à Paris qui relatent à leurs compatriotes restés à Ispahan le fruit de leur étonnement devant les mœurs des Français qui leur semblent le plus souvent injustes et incohérentes. De la lettre 11 à la lettre 14, les personnages reviennent sur l’histoire des Troglodytes qui doit servir d’exemple à tous : ce peuple autrefois féroce, conquis par la sagesse de deux de ses membres, se met à mener une vie vertueuse et utopique. Cependant l’harmonie enfin établie est rompue par le choix qu’il lui faut faire d’un roi. Le vieillard vénérable que les Troglodytes ont désigné refuse en effet l’honneur qu’ils croient lui faire. (lettre 14) C’est l’occasion pour Montesquieu de faire l’éloge de la vertu et d’évoquer le contrat social : le bonheur individuel sert le bonheur collectif et réciproquement.


Lumières ! Un héritage pour demain http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b2200114q/f173.item
Illustration de la fable de La Fontaine « Le Vieillard et ses enfants » par Gustave Doré http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b2200114q/f173.item

Comme le peuple grossissait tous les jours, les Troglodytes crurent qu'il était à propos de se choisir un roi : ils convinrent qu'il fallait déférer la couronne à celui qui était le plus juste ; et ils jetèrent tous les yeux sur un vieillard vénérable par son âge et par une longue vertu. Il n'avait pas voulu se trouver à cette assemblée ; il s'était retiré dans sa maison, le cœur serré de tristesse.
Lorsqu'on lui envoya des députés pour lui apprendre le choix qu'on avait fait de lui : A Dieu ne plaise, dit-il, que je fasse ce tort aux Troglodytes, que l'on puisse croire qu'il n'y a personne parmi eux de plus juste que moi ! Vous me déférez la couronne, et, si vous le voulez absolument, il faudra bien que je la prenne ; mais comptez que je mourrai de douleur d'avoir vu en naissant les Troglodytes libres, et de les voir aujourd'hui assujettis. A ces mots, il se mit à répandre un torrent de larmes. Malheureux jour ! disait-il ; et pourquoi ai-je tant vécu ? Puis il s'écria d'une voix sévère : Je vois bien ce que c'est, ô Troglodytes ! votre vertu commence à vous peser. Dans l'état où vous êtes, n'ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux malgré vous ; sans cela vous ne sauriez subsister, et vous tomberiez dans le malheur de vos premiers pères. Mais ce joug vous paraît trop dur : vous aimez mieux être soumis à un prince, et obéir à ses lois, moins rigides que vos mœurs. Vous savez que pour lors vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses, et languir dans une lâche volupté ; et que, pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands crimes, vous n'aurez pas besoin de la vertu. Il s'arrêta un moment, et ses larmes coulèrent plus que jamais. Et que prétendez-vous que je fasse ? Comment se peut-il que je commande quelque chose à un Troglodyte ? Voulez-vous, qu'il fasse une action vertueuse parce que je la lui commande, lui qui la ferait tout de même sans moi, et par le seul penchant de la nature ? O Troglodytes ! je suis à la fin de mes jours, mon sang est glacé dans mes veines, je vais bientôt revoir vos sacrés aïeux : pourquoi voulez- vous que je les afflige, et que je sois obligé de leur dire que je vous ai laissés sous un autre joug que celui de la Vertu ?

Charles-Louis de Secondat de Montesquieu
Lettres Persanes, lettre XIV 
1721