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Balzac dont le projet est de rédiger une vaste « peinture de la société » rassemble ses différents romans sous le nom de « Comédie humaine ». Il les classe en fonction d’une typologie du personnage (le parvenu, le banquier véreux, l’avare, le vieux garçon etc.) et dans des contextes précis. Le Père Goriot qui appartient aux scènes de la vie privée croise deux parcours : la déchéance du Père Goriot et l’ascendance sociale de Rastignac.

Cet extrait se situe tout au début du roman quand l’auteur invite le lecteur à le suivre dans cette pension de province tenue par Mme Vauquer où se pressent différents clients ordonnés dans la maison selon leur rang de fortune. Eugène de Rastignac, un jeune étudiant en droit, pauvre, quoiqu’issu de la petite noblesse provinciale, y demeure tout comme un vermicellier, le Père Goriot, qui s’est ruiné pour assurer une vie agréable à ses filles mais qui ne le voient plus que pour lui extorquer les quelques sous qui lui restent. C’est à partir de cette calme pension bourgeoise que le lecteur va faire en même temps que Rastignac, son apprentissage de la vie parisienne en 1819.


brouillons d’écrivains (sur La Femme supérieure) http://expositions.bnf.fr/brouillons/explorees/honore/1/index2.htm

Cette première pièce exhale une odeur sans nom dans la langue, et qu' il faudrait appeler l' odeur de pension. Elle sent le renfermé, le moisi, le rance; elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètre les vêtements; elle a le goût d'une salle où l'on a dîné; elle pue le service, l' office, l' hospice. Peut- être pourrait-elle se décrire si l'on inventait un procédé pour évaluer les quantités élémentaires et nauséabondes qu'y jettent les atmosphères catarrhales et sui generis de chaque pensionnaire, jeune ou vieux. Eh bien ! malgré ces plates horreurs, si vous le compariez à la salle à manger, qui lui est contiguë, vous trouveriez ce salon élégant et parfumé comme doit l' être un boudoir. Cette salle, entièrement boisée, fut jadis peinte en une couleur indistincte aujourd'hui, qui forme un fond sur lequel la crasse a imprimé ses couches de manière à y dessiner des figures bizarres. Elle est plaquée de buffets gluants sur lesquels sont des carafes échancrées, ternies, des ronds de moiré métallique, des piles d' assiettes en porcelaine épaisse, à bords bleus, fabriquées à Tournai. Dans un angle est placée une boîte à cases numérotées qui sert à garder les serviettes, ou tachées ou vineuses, de chaque pensionnaire. Il s'y rencontre de ces meubles indestructibles, proscrits partout, mais placés là comme le sont les débris de la civilisation aux Incurables. Vous y verriez un baromètre à capucin qui sort quand il pleut, des gravures exécrables qui ôtent l'appétit, toutes encadrées en bois verni à filets dorés; un cartel en écaille incrustée de cuivre; un poêle vert, des quinquets d' Argand où la poussière se combine avec l'huile, une longue table couverte en toile cirée assez grasse pour qu'un facétieux externe y écrive son nom en se servant de son doigt comme de style, des chaises estropiées, de petits paillassons piteux en sparterie qui se déroule toujours sans se perdre jamais, puis des chaufferettes misérables à trous cassés, à charnières défaites, dont le bois se carbonise. Pour expliquer combien ce mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne, invalide, expirant, il faudrait en faire une description qui retarderait trop l'intérêt de cette histoire, et que les gens pressés ne pardonneraient pas. Le carreau rouge est plein de vallées produites par le frottement ou par les mises en couleur. Enfin, là règne la misère sans poésie; une misère économe, concentrée, râpée. Si elle n' a pas de fange encore, elle a des taches; si elle n' a ni trous ni haillons, elle va tomber en pourriture. Cette pièce est dans tout son lustre au moment où, vers sept heures du matin, le chat de Mme Vauquer précède sa maîtresse, saute sur les buffets, y flaire le lait que contiennent plusieurs jattes couvertes d' assiettes, et fait entendre son rourou matinal. Bientôt la veuve se montre, attifée de son bonnet de tulle sous lequel pend un tour de faux cheveux mal mis, elle marche en traînassant ses pantoufles grimacées. Sa face vieillotte, grassouillette, du milieu de laquelle sort un nez à bec de perroquet, ses petites mains potelées, sa personne dodue comme un rat d' église, son corsage trop plein et qui flotte, sont en harmonie avec cette salle où suinte le malheur, où s' est blottie la spéculation, et dont Mme Vauquer respire l' air chaudement fétide sans en être écœurée. Sa figure fraîche comme une première gelée d' automne, ses yeux ridés, dont l'expression passe du sourire prescrit aux danseuses à l' amer renfrognement de l' escompteur, enfin toute sa personne explique la pension, comme la pension implique sa personne. Le bagne ne va pas sans l' argousin, vous n' imagineriez pas l' un sans l' autre. L' embonpoint blafard de cette petite femme est le produit de cette vie, comme le typhus est la conséquence des exhalaisons d' un hôpital. Son jupon de laine tricotée, qui dépasse sa première jupe faite avec une vieille robe, et dont la ouate s' échappe par les fentes de l'étoffe lézardée, résume le salon, la salle à manger, le jardinet, annonce la cuisine et fait pressentir les pensionnaires. Quand elle est là, ce spectacle est complet.

Honoré de Balzac
Le Père Goriot, in La comédie humaine, ch. I (La pension Vauquer)
1835