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Déçu des comportements de ses contemporains, Michel Eyquem revient à la mort de son père sur les terres de Montaigne pour s’éloigner de la cour et entreprendre une longue réflexion sur ce qui définit l’homme. Ce sont les Essais qui se conçoivent, à l’opposé des traités qui fleurissent à la Renaissance et donnent une vérité absolue à entendre, comme une argumentation ouverte. (2 premiers livres, 1580). Celle-ci se nourrit des lectures des philosophes et historiens antiques. En tant qu’humaniste, Montaigne cherche à se comprendre et à comprendre l’homme en général. Mûri par ses expériences, il reprend son œuvre et la complète (troisième livre et premiers livres remaniés, 1588). Il la construit comme un labyrinthe dans lequel tous les chemins communiquent. Il cherche à faire l’éducation de son lecteur et à l’amener à la sagesse et pour cela, évoque les différents sujets qui intéressent l’homme (l’éducation, la relation à l’autre, les mœurs, la religion etc.) et s’appuie sur des citations et des anecdotes dans sa démonstration de tolérance et de sagesse.

Les Essais (1580-1588) ont été écrits par Montaigne à l’âge mûr, après un long voyage entrepris en Europe. L’auteur y livre une réflexion sur lui-même pour comprendre sa propre nature et au-delà, celle de l’homme. Il dresse un bilan assez critique de la société du XVIe siècle en en montrant sa cruauté et ses contradictions à la lumière des penseurs antiques. La compréhension des faiblesses de l’homme doit lui permettre de progresser. Il doit donc commencer par apprendre à juger de lui-même. En 1562, Montaigne accompagne l’armée royale à Rouen et y rencontre des « cannibales » du Brésil. Ces Indiens fascinent les Européens qui ne se lassent pas de les décrire, non sans s’interroger sur eux-mêmes. Dans ce passage, Montagne tente de prendre à rebours l’opinion commune qui assimile le sauvage à un barbare.

[Les Cannibales] font des guerres contre les nations qui sont au-delà de leurs montagnes, plus loin sur la terre ferme, auxquelles ils vont tous nus, n’ayant d’autres armes que des arcs ou des épées de bois, aiguisées par un bout, à la façon des fers de nos épieux. C’est une chose étonnante que la dureté de leurs combats qui ne s’achèvent que par la mort et le sang, car, pour ce qui est des déroutes et de l’effroi, ils ne savent pas ce que c’est. Chacun rapporte, en trophée personnel, la tête de l’ennemi qu’il a tué et il l’attache à l’entrée de son logis. Après avoir longtemps bien traité leurs prisonniers et avec tous les agréments auxquels ils se peuvent penser, celui qui en est le maître fait une grande assemblée des gens de sa connaissance : il attache une corde à l’un des bras du prisonnier par le bout de laquelle il le tient, éloigné de quelques pas, de peur d’être blessé par lui, et il donne au plus cher de ses amis l’autre bras à tenir de même ; puis eux deux, en présence de toute l’assemblée, l’assomment à coups d’épée. Cela fait, ils le rôtissent et en mangent en commun ; ils en envoient aussi des morceaux à ceux de leurs amis qui sont absents. Ce n’est pas, comme on pense, pour s’en nourrir, ainsi que faisaient anciennement les Scythes : c’est pour manifester une extrême vengeance. En voici la preuve : s’étant aperçu que les Portugais, qui s’étaient alliés à leurs adversaires, usaient contre eux, quand ils les prenaient, d’une autre sorte de mort qui consistait à les enterrer jusqu’à la ceinture et à leur tirer sur le reste du corps force coups de traits, puis à les pendre, ils pensèrent que ces gens-ci de l’ancien monde, en hommes qui avaient semé la connaissance de beaucoup de vices dans leur voisinage et qui étaient beaucoup plus grands maîtres qu’eux en toute sorte de méchanceté, n’adoptaient pas sans cause cette sorte de aance et qu’elle devait être plus pénible que la leur ; [alors] ils commencèrent à abandonner leur manière ancienne pour suivre celle-ci. Je ne suis pas fâché que nous soulignions l’horreur barbare qu’il y a dans une telle action, mais plutôt du fait que, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveugles à l’égard des nôtres. Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à déchirer par des tortures et des supplices un corps capable encore de sentir, à le faire rôtir petit à petit, à le faire mordre et tuer par les chiens et les pourceaux (comme nous l’avons non seulement lu, mais vu de fraîche date, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion) que de le rôtir et manger après qu’il est trépassé.

Montaigne
Essais , Livre I, chap. 31  « Des cannibales »
1595