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Le roman offre une peinture sévère de la bourgeoisie des Landes, prisonnière de ses passions matérialistes et de son conformisme. Il est centré autour d’une héroïne criminelle.

Accusée d’avoir tenté d’empoisonner son mari Bernard, Thérèse Desqueyroux sort disculpée du palais de justice. A son retour, à Argelouse, au fond des Landes, elle subit la pression de son entourage et notamment de son mari qui souhaite préserver les apparences sociales et transforme la situation à son avantage en la contraignant à vivre séquestrée.

Au salon, Thérèse était assise dans le noir. Des tisons vivaient encore sous la cendre. Elle ne bougeait pas. Du fond de sa mémoire, surgissaient, maintenant qu' il était trop tard, des lambeaux de cette confession préparée durant le voyage ; mais pourquoi se reprocher de ne s'en être pas servie ? Au vrai, cette histoire trop bien construite demeurait sans lien avec la réalité. Cette importance qu'il lui avait plu d'attribuer aux discours du jeune Azévédo, quelle bêtise ! Comme si cela avait pu compter le moins du monde ! Non, non : elle avait obéi à une profonde loi, à une loi inexorable ; elle n'avait pas détruit cette famille, c'était elle qui serait donc détruite ; ils avaient raison de la considérer comme un monstre, mais elle aussi les jugeait monstrueux. Sans que rien ne parût au-dehors, ils allaient, avec une lente méthode, l'anéantir. « Contre moi, désormais, cette puissante mécanique familiale sera montée, – faute de n'avoir su ni l'enrayer ni sortir à temps des rouages. Inutile de chercher d'autres raisons que celle-ci « parce que c'était eux, parce que c'était moi … » Me masquer, sauver la face, donner le change, cet effort que je pus accomplir moins de deux années, j'imagine que d'autres êtres (qui sont mes semblables) y persévèrent souvent jusqu' à la mort, sauvés par l'accoutumance peut-être, chloroformés par l'habitude, abrutis, endormis contre le sein de la famille maternelle et toute-puissante. Mais moi, mais moi, mais moi ... »
Elle se leva, ouvrit la fenêtre, sentit le froid de l'aube. Pourquoi ne pas fuir ? Cette fenêtre seulement à enjamber. La poursuivraient-ils ? La livreraient-ils de nouveau à la justice ? C'était une chance à courir. Tout, plutôt que cette agonie interminable. Déjà Thérèse traîne un fauteuil, l'appuie à la croisée. Mais elle n'a pas d'argent ; des milliers de pins lui appartiennent en vain : sans l'entremise de Bernard, elle ne peut toucher un sou. Autant vaudrait s'enfoncer à travers la lande, comme avait fait Daguerre, cet assassin traqué pour qui Thérèse enfant avait éprouvé tant de pitié ( elle se souvient des gendarmes auxquels Balionte versait du vin dans la cuisine d'Argelouse) – et c'était le chien des Desqueyroux qui avait découvert la piste du misérable. On l'avait ramassé à demi mort de faim dans la brande. Thérèse l'avait vu ligoté sur une charrette de paille. On disait qu'il était mort sur le bateau avant d'arriver à Cayenne. Un bateau… le bagne… Ne sont-ils pas capables de la livrer comme ils l'ont dit ? Cette preuve que Bernard prétendait tenir… mensonge, sans doute ; à moins qu'il n'ait découvert, dans la poche de la vieille pèlerine, ce paquet de poisons …

François Mauriac
Thérèse Desqueyroux, Chapitre X 
1927