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Aragon, après une rencontre décisive avec André Breton, devient à la sortie de la guerre, le chef de file du surréalisme avec lequel il signe le manifeste du mouvement. Engagé dans la vie politique, il défend l’avènement du communisme et participe à la Résistance en créant avec sa compagne Elsa Triolet le Comité national des écrivains pour la zone sud. Ses poésies sont imprégnées de sa vie sentimentale avec Elsa tandis que ses romans manifestent plus directement encore ses convictions politiques.

Le capitaine Aurélien Leurtillois, célibataire oisif, est encore hanté par les souvenirs de la première guerre mondiale. Il éprouve un amour passionné pour une jeune provinciale, Bérénice Morel, venue à Paris pour quelques jours. Aurélien fréquente le salon de Mary de Perseval où le Tout-Paris s’amuse, notamment la tragédienne Rose Melrose et le poète Paul Denis. Après s’être perdus de vue pendant dix-sept ans, Aurélien et Bérénice se croisent à nouveau en 1940, au milieu de l’exode de la drôle de guerre.


http://classes.bnf.fr/ecritures/grand/p238.htm : la genèse du roman vue par Aragon, le manuscrit de la 1ère page

Doucement, lentement, Aurélien sentait se former en lui une image. Il ne la refusait pas. Il ne la pressait pas d’arriver. Il ne voyait plus autour de lui les voitures, les motos, le chemin couvert, les champs. Fenestre parti, il restait seul dans cette cohorte de soldats et de véhicules, seul avec ses rêves, la buée de ses rêves… Il avait fallu la défaite. Maintenant il était là, il irait à R… A R… vingt ans évité. Rien ne pouvait faire qu’il ne s’y rendît pas. La machine le tenait. S’il avait accepté d’être évacué, il n’aurait pas été amené ainsi jusqu’à ce lieu de fatalité. On appelle çà le hasard. Vingt ans il avait évité R… Il y arrivait. Ce n’est pas à Bérénice qu’il songea, ce fut à Georgette. Il n’y avait rien à faire. Cela ne dépendait pas de lui. Georgette ne pouvait pas lui en vouloir. Bérénice. C’était pourtant Bérénice qui se débattait en lui, et non Georgette, et non pas R… Les traits brouillés de Bérénice. L’expression de sa lèvre. Le double jeu du visage et des yeux. Il cherchait à la fuir, et il souffrait de ne pas retrouver son portrait vivant dans sa mémoire. Ses cheveux sans grâce. Comment cela tournait-il près de la mâchoire ? Etrangement, il la revit près de Mme de Perseval, tandis que Rose Melrose lisait du Rimbaud, dans sa robe d’argent… non, ce n’était pas une robe d’argent… ses bras de petite fille… Tout ce qui s’était passé depuis ce soir-là. La vie. La vie entière. Tant d’êtres évanouis. Il pensa, pourquoi, particulièrement au docteur Decoeur, à Paul Denis. Les morts. Il n’y a pas que la guerre qui tue. Il cherchait des fantômes pour écarter celui de Bérénice. Il revoyait avec une netteté extraordinaire ce piétinement d’hommes dans la nuit, ce soir de Février trente-quatre, sous les arbres des Champs-Elysées, du côté gauche en remontant… Le Clémenceau de bronze vert à peine plus haut que la foule …
Trente six kilomètres …
Des sifflets coururent le long du convoi. Les dragons se juchaient en hâte sur leurs voitures couleur du printemps et de l’automne. Il y eut des appels, des moteurs qui s’essayent, toussent. Le tap-tap des motos prêtes à partir. Une sorte d’ondulation cahotique. Fenestre repassa en courant.
On partait. Sans savoir trop comment, Aurélien contourna sa voiture. On lui avait ouvert la portière. Il grimpa. Le sous-lieutenant de Becqueville lui souriait, avec ses airs de jeune chien. Les couvertures en désordre, mal tassées, les gênèrent pour s’asseoir. Le démarrage les secoua. Quelle bagnole ! Voyons, Blaisot, attention, mon garçon… Le capitaine Leurtillois dit : « Ah ! » comme si ça lui avait fait mal, et Becqueville s’inquiéta :
« Vous souffrez, mon capitaine ?
- Moi ? non… »
Il avait l’air de ne pas savoir ce que l’autre voulait dire. Mais il venait de voir Bérénice ouvrir les yeux.

Louis Aragon
Aurélien, Chapitre LXIV, « Épilogue » 
1944