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Conçue comme un roman d’apprentissage, l’œuvre reprend à son compte le récit qu’a fait une jeune femme de ses mésaventures, une quarantaine d’années plus tôt. Héroïne de condition modeste mais dotée d’une certaine grandeur morale qui lui fait préférer la vertu à la galanterie, elle est soumise aux aléas de la fortune et aux désirs des autres plus que des siens. Très jeune, elle devient orpheline, sa mère trouvant la mort lors de l’attaque de leur diligence par des brigands ; ensuite celle qui la recueille décède, accablée de dettes, la laissant à nouveau sans aide à quinze ans. Son troisième mentor, M. de Climal qu’elle a rencontré par hasard et qui a veillé sur elle comme un amant et un père à la fois, la prive d’un appui puissant en mourant accidentellement. Ses sentiments pour son neveu, Valville, un libertin qui a promis aussi le mariage à une autre jeune fille, mettent à mal sa fierté et elle trouvera refuge auprès de religieuses éprouvées comme elle par les inégalités sociales que doit subir une jeune femme au XVIIIe s.

La première rencontre avec son amant a lieu à l’église et c’est en sortant parée des habits neufs que lui a offert Climal, son protecteur, mais troublée par Valville, qu’elle manque d’être renversée par un carrosse. Son sauveur n’est autre que celui qu’elle aime déjà.


Françoise Rubellin parle de La Vie de Marianne http://gallica.bnf.fr/essentiels/video/francoise-rubellin-parle-vie-marianne

J'étais si rêveuse, que je n'entendis pas le bruit d'un carrosse qui venait derrière moi, et qui allait me renverser, et dont le cocher s'enrouait à me crier : Gare !
Son dernier cri me tira de ma rêverie ; mais le danger où je me vis m'étourdit si fort que je tombai en voulant fuir, et me blessai le pied en tombant.
Les chevaux n'avaient plus qu'un pas à faire pour marcher sur moi : cela alarma tout le monde, on se mit à crier ; mais celui qui cria le plus fut le maître de cet équipage, qui en sortit aussitôt, et qui vint à moi : j'étais encore à terre, d'où malgré mes efforts je n'avais pu me relever.
On me releva pourtant, ou plutôt on m'enleva, car on vit bien qu'il m'était impossible de me soutenir. Mais jugez de mon étonnement, quand, parmi ceux qui s'empressaient à me secourir, je reconnus le jeune homme que j'avais laissé à l'église. C'était à lui à qui appartenait le carrosse, sa maison n'était qu'à deux pas plus loin, et ce fut où il voulut qu'on me transportât.
Je ne vous dis point avec quel air d'inquiétude il s'y prit, ni combien il parut touché de mon accident. À travers le chagrin qu'il en marqua, je démêlai pourtant que le sort ne l'avait pas tant désobligé en m'arrêtant. Prenez bien garde à mademoiselle, disait-il à ceux qui me tenaient ; portez-la doucement, ne vous pressez point ; car dans ce moment ce ne fut point à moi à qui il parla. Il me sembla qu'il s'en abstenait à cause de mon état et des circonstances, et qu'il ne se permettait d'être tendre que dans ses soins.
De mon côté, je parlai aux autres, et ne lui dis rien non plus ; je n'osais même le regarder, ce qui faisait que j'en mourais d'envie : aussi le regardais-je, toujours en n'osant, et je ne sais ce que mes yeux lui dirent ; mais les siens me firent une réponse si tendre qu'il fallait que les miens l'eussent méritée. Cela me fit rougir, et me remua le coeur à un point qu'à peine m'aperçus-je de ce que je devenais.
Je n'ai de ma vie été si agitée. Je ne saurais vous définir ce que je sentais.
C'était un mélange de trouble, de plaisir et de peur ; oui, de peur, car une fille qui en est là-dessus à son apprentissage ne sait point où tout cela la mène : ce sont des mouvements inconnus qui l'enveloppent, qui disposent d'elle, qu'elle ne possède point, qui la possèdent ; et la nouveauté de cet état l'alarme. Il est vrai qu'elle y trouve du plaisir, mais c'est un plaisir fait comme un danger, sa pudeur même en est effrayée ; il y a là quelque chose qui la menace, qui l'étourdit, et qui prend déjà sur elle.
On se demanderait volontiers dans ces instants-là : que vais-je devenir ? Car, en vérité, l'amour ne nous trompe point : dès qu'il se montre, il nous dit ce qu'il est, et de quoi il sera question ; l'âme, avec lui, sent la présence d'un maître qui la flatte, mais avec une autorité déclarée qui ne la consulte pas, et qui lui laisse hardiment les soupçons de son esclavage futur.
Voilà ce qui m'a semblé de l'état où j'étais, et je pense aussi que c'est l'histoire de toutes les jeunes personnes de mon âge en pareil cas.

Marivaux
La Vie de Marianne, IIème Partie 
1742