J'étais si rêveuse, que je n'entendis pas le bruit d'un carrosse qui venait derrière moi, et qui allait me renverser, et dont le cocher s'enrouait à me crier : Gare !
Son dernier cri me tira de ma rêverie ; mais le danger où je me vis m'étourdit si fort que je tombai en voulant fuir, et me blessai le pied en tombant.
Les chevaux n'avaient plus qu'un pas à faire pour marcher sur moi : cela alarma tout le monde, on se mit à crier ; mais celui qui cria le plus fut le maître de cet équipage, qui en sortit aussitôt, et qui vint à moi : j'étais encore à terre, d'où malgré mes efforts je n'avais pu me relever.
On me releva pourtant, ou plutôt on m'enleva, car on vit bien qu'il m'était impossible de me soutenir. Mais jugez de mon étonnement, quand, parmi ceux qui s'empressaient à me secourir, je reconnus le jeune homme que j'avais laissé à l'église. C'était à lui à qui appartenait le carrosse, sa maison n'était qu'à deux pas plus loin, et ce fut où il voulut qu'on me transportât.
Je ne vous dis point avec quel air d'inquiétude il s'y prit, ni combien il parut touché de mon accident. À travers le chagrin qu'il en marqua, je démêlai pourtant que le sort ne l'avait pas tant désobligé en m'arrêtant. Prenez bien garde à mademoiselle, disait-il à ceux qui me tenaient ; portez-la doucement, ne vous pressez point ; car dans ce moment ce ne fut point à moi à qui il parla. Il me sembla qu'il s'en abstenait à cause de mon état et des circonstances, et qu'il ne se permettait d'être tendre que dans ses soins.
De mon côté, je parlai aux autres, et ne lui dis rien non plus ; je n'osais même le regarder, ce qui faisait que j'en mourais d'envie : aussi le regardais-je, toujours en n'osant, et je ne sais ce que mes yeux lui dirent ; mais les siens me firent une réponse si tendre qu'il fallait que les miens l'eussent méritée. Cela me fit rougir, et me remua le coeur à un point qu'à peine m'aperçus-je de ce que je devenais.
Je n'ai de ma vie été si agitée. Je ne saurais vous définir ce que je sentais.
C'était un mélange de trouble, de plaisir et de peur ; oui, de peur, car une fille qui en est là-dessus à son apprentissage ne sait point où tout cela la mène : ce sont des mouvements inconnus qui l'enveloppent, qui disposent d'elle, qu'elle ne possède point, qui la possèdent ; et la nouveauté de cet état l'alarme. Il est vrai qu'elle y trouve du plaisir, mais c'est un plaisir fait comme un danger, sa pudeur même en est effrayée ; il y a là quelque chose qui la menace, qui l'étourdit, et qui prend déjà sur elle.
On se demanderait volontiers dans ces instants-là : que vais-je devenir ? Car, en vérité, l'amour ne nous trompe point : dès qu'il se montre, il nous dit ce qu'il est, et de quoi il sera question ; l'âme, avec lui, sent la présence d'un maître qui la flatte, mais avec une autorité déclarée qui ne la consulte pas, et qui lui laisse hardiment les soupçons de son esclavage futur.
Voilà ce qui m'a semblé de l'état où j'étais, et je pense aussi que c'est l'histoire de toutes les jeunes personnes de mon âge en pareil cas.