LA HONTAN – [ …] Mais comme le bien de la société consiste dans la justice et dans l'observance de ces lois, il faut châtier les méchants et récompenser les bons ; sans cela, tout le monde s'égorgerait. On se pillerait, on se diffamerait, en un mot, nous serions les gens du monde les plus malheureux.
ADARIO – Vous l'êtes assez déjà, je ne conçois pas que vous puissiez l'être davantage. Oh, quel genre d'hommes sont les Européens ! oh, quelle sorte de créatures qui font le bien par force et n'évitent à faire le mal que par la crainte des châtiments ! Si je te demandais ce que c'est qu’un homme, tu me répondrais que c’est un Français, et moi je te prouverai que c’est plutôt un castor. Car un homme n’est pas un homme à cause qu'il est planté droit sur ses deux pieds, qu'il sait lire et écrire et qu’il a mille autres industries. J'appelle un homme celui qui a un penchant naturel à faire le bien et qui ne songe jamais à faire le mal. Tu vois bien que nous n’avons point des juges ; pourquoi ? parce que nous n’avons point de querelles ni de procès. Mais pourquoi n’avons-nous pas de procès ? C'est parce que nous ne voulons point recevoir ni connaître l'argent. Pourquoi est-ce que nous ne voulons pas admettre cet argent ? C'est parce que nous ne voulons pas de lois et que, depuis que le monde est monde, nos pères ont vécu sans cela. Au reste, il est faux, comme je l'ai déjà dit, que le mot de lois signifie parmi vous les choses justes et raisonnables, puisque les riches s’en moquent et qu'il n’y a que les malheureux qui les suivent. Venons donc à ces lois ou choses raisonnables. Il y a cinquante ans que les gouverneurs du Canada prétendent que nous soyons sous les lois de leur grand capitaine. Nous nous contentons de nier notre dépendance de tout autre que du grand Esprit. Nous sommes nés libres et frères unis, aussi grands maîtres les uns que les autres, au lieu que vous êtes tous des esclaves d'un seul homme. Si nous ne répondons pas que nous prétendons que tous les Français dépendent de nous, c'est que nous voulons éviter des querelles. Car sur quels droits et sur quelle autorité fondent-ils cette prétention ? Est-ce que nous nous sommes vendus à ce grand capitaine ? Avons-nous été en France vous chercher ? C'est vous qui êtes venus ici nous trouver. Qui vous a donné tous les pays que vous habitez ? De quel droit les possédez-vous ? Ils appartiennent aux Algonkins depuis toujours. Ma foi, mon cher frère, je te plains dans l'âme. Crois-moi, fais-toi Huron. Car je vois la différence de ma condition à la tienne. Je suis maître de mon corps, je dispose de moi-même, je fais ce que je veux, je suis le premier et le dernier de ma nation, je ne crains personne et ne dépends uniquement que du grand Esprit, au lieu que ton corps et ta vie dépendent de ton grand capitaine ; son vice-roi dispose de toi, tu ne fais pas ce que tu veux, tu crains voleurs, faux témoins, assassins, etc. Tu dépends de mille gens que les emplois ont mis au-dessus de toi. Est-il vrai ou non ? sont-ce des choses improbables ou invisibles ? Ha ! mon cher frère, tu vois bien que j'ai raison. Cependant, tu aimes mieux être esclave français avec ses belles lois, qui, croyant être bien sage, est assurément bien fou ! puisqu'il demeure dans l’esclavage et dans la dépendance, pendant que les animaux eux-mêmes, jouissant de cette adorable liberté, ne craignent, comme nous, que des ennemis étrangers.