Taille texte
Espace lettres
Espace mots
Espace lignes
Madame de La Fayette a fait le choix de situer son roman au XVIe siècle : La Princesse de Clèves est un roman historique mettant en scène Madame de Clèves, jeune femme partagée entre l'amour de son mari le prince de Clèves et l'attirance pour un autre homme, le duc de Nemours. L'histoire se déroule sous le règne d'Henri II et de son successeur François.
La scène se situe au moment où la princesse de Clèves s’est isolée à Coulommiers pour fuir ses sentiments pour le duc de Nemours. Son époux, soupçonnant cette passion secrète, a engagé un espion -désigné par le terme de gentilhomme- pour suivre le duc qui a décidé, de son côté, de chercher à voir celle qu’il aime.
Carte de Tendre : expositions.bnf.fr/cartes/grand/sq11-06.htm
Texte de « la scène de la barque » issu de La Princesse de Montpensier, La
Fayette. (1662)
Le duc d'Anjou demeura à Loches, pour donner ordre à toutes les
places qui eussent pu être attaquées. Le duc de Guise y demeura avec lui et le
prince de Montpensier, accompagné du comte de Chabanes, s'en retourna à Champigny
qui n'était pas fort éloigné de là. Le duc d'Anjou allait souvent visiter les places
qu'il faisait fortifier. Un jour qu'il revenait à Loches par un chemin peu connu de
ceux de sa suite, le duc de Guise, qui se vantait de le savoir, se mit à la tête de
la troupe pour servir de guide, mais, après avoir marché quelque temps, il s'égara
et se trouva sur le bord d'une petite rivière qu'il ne reconnut pas lui-même. Le duc
d'Anjou lui fit la guerre de les avoir si mal conduits et, étant arrêtés en ce lieu,
aussi disposés à la joie qu'ont accoutumé de l'être de jeunes princes, ils
aperçurent un petit bateau qui était arrêté au milieu de la rivière, et, comme elle
n'était pas large, ils distinguèrent aisément dans ce bateau trois ou quatre femmes,
et une entre autres qui leur sembla fort belle, qui était habillée magnifiquement,
et qui regardait avec attention deux hommes qui pêchaient auprès d'elle. Cette
aventure donna une nouvelle joie à ces jeunes princes et à tous ceux de leur suite.
Elle leur parut une chose de roman. Les uns disaient au duc de Guise qu'il les avait
égarés exprès pour leur faire voir cette belle personne, les autres qu'il fallait,
après ce qu'avait fait le hasard, qu'il en devînt amoureux, et le duc d'Anjou
soutenait que c'était lui qui devait être son amant. Enfin, voulant pousser
l'aventure à bout, ils firent avancer dans la rivière de leurs gens à cheval, le
plus avant qu'il se pût, pour crier à cette dame que c'était monsieur d'Anjou qui
eût bien voulu passer de l'autre côté de l'eau et qui priait qu'on le vînt prendre.
Cette dame, qui était la princesse de Montpensier, entendant dire que le duc d'Anjou
était là et ne doutant point, à la quantité des gens qu'elle voyait au bord de
l'eau, que ce ne fût lui, fit avancer son bateau pour aller du côté où il était. Sa
bonne mine le lui fit bientôt distinguer des autres, mais elle distingua encore plus
tôt le duc de Guise. Sa vue lui apporta un trouble qui la fit un peu rougir et qui
la fit paraître aux yeux de ces princes dans une beauté qu'ils crurent surnaturelle.
Le duc de Guise la reconnut d'abord, malgré le changement avantageux qui s'était
fait en elle depuis les trois années qu'il ne l'avait vue. Il dit au duc d'Anjou qui
elle était, qui fut honteux d'abord de la liberté qu'il avait prise, mais voyant Mme
de Montpensier si belle, et cette aventure lui plaisant si fort, il se résolut de
l'achever, et, après mille excuses et mille compliments, il inventa une affaire
considérable, qu'il disait avoir au-delà de la rivière et accepta l'offre qu'elle
lui fit de le passer dans son bateau. Il y entra seul avec le duc de Guise, donnant
ordre à tous ceux qui les suivaient d'aller passer la rivière à un autre endroit et
de les venir joindre à Champigny, que Mme de Montpensier leur dit qui n'était qu'à
deux lieues de là. Sitôt qu'ils furent dans le bateau, le duc d'Anjou lui demanda à
quoi ils devaient une si agréable rencontre et ce qu'elle faisait au milieu de la
rivière. Elle lui répondit qu'étant partie de Champigny avec le prince son mari,
dans le dessein de le suivre à la chasse, s'étant trouvée trop lasse, elle était
venue sur le bord de la rivière où la curiosité de voir prendre un saumon, qui avait
donné dans un filet, l'avait fait entrer dans ce bateau. M. de Guise ne se mêlait
point dans la conversation, mais, sentant réveiller vivement dans son cœur tout ce
que cette princesse y avait autrefois fait naître, il pensait en lui-même qu'il
sortirait difficilement de cette aventure sans rentrer dans ses liens.