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Madame de Lafayette, auteur du XVIIe siècle, situe l’action de son roman au XVIe siècle sous la cour d’Henri II et celle de François II. Cette œuvre raconte la lutte intérieure de Madame de Clèves contre la passion qu’elle éprouve pour le duc de Nemours. Ces sentiments vont en effet à l’encontre de tous les principes vertueux inculqués par sa mère, Madame de Chartres, dans la tradition janséniste. Caractéristique de l’esthétique classique et de ses représentations, de la tension entre raison et passion, cette œuvre connut dès sa parution un immense succès.

Après le décès de sa mère, la princesse de Clèves revient à Paris. Elle reçoit alors les visites conventionnelles de condoléances. C’est dans ce contexte que le duc de Nemours se rend chez elle, après s’être assuré qu’il pourrait la voir seule. Les deux personnages s’aiment mais ils ne peuvent s’avouer cette passion interdite. L’extrait débute par les paroles que le duc adresse à la princesse.


La Princesse de Clèves, Madame de Lafayette, illustrations en couleurs par Serge de Solomko, Paris, 1925. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9773540m/f14.item
Pour introduire l’étude du texte, on peut écouter l’émission de France culture : « La Princesse de Clèves : les conventions avant les émotions », diffusée le 08/04/2020, dans laquelle Jacques Gamblin lit un extrait de la première partie du roman. https://www.franceculture.fr/emissions/ecoutez-revisez/la-princesse-de-cleves-les-conventions-avant-les-emotions
Pour aller plus loin et réfléchir à la thématique du renoncement dans le roman, on peut écouter cet épisode des « Chemins de la philosophie » diffusé le 16/11/2016. https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/sagesses-du-renoncement-34-la-princesse-de-cleves

« Les grandes afflictions et les passions violentes, repartit Monsieur de Nemours, font de grands changements dans l’esprit ; et, pour moi, je ne me reconnais pas depuis que je suis revenu de Flandres. Beaucoup de gens ont remarqué ce changement, et même Madame la Dauphine m’en parlait encore hier.
- Il est vrai, repartit Madame de Clèves, qu’elle l’a remarqué, et je crois lui en avoir ouï dire quelque chose.
- Je ne suis pas fâché, Madame, répliqua Monsieur de Nemours, qu’elle s’en soit aperçue ; mais je voudrais qu’elle ne fût pas seule à s’en apercevoir. Il y a des personnes à qui on n’ose donner d’autres marques de la passion qu’on a pour elles, que par les choses qui ne les regardent point ; et, n’osant leur faire paraître qu’on les aime, on voudrait du moins qu’elles vissent que l’on ne veut être aimé de personne. L’on voudrait qu’elles sussent qu’il n’y a point de beauté, dans quelque rang qu’elle pût être, que l’on ne regardât avec indifférence, et qu’il n’y a point de couronne que l’on voulût acheter au prix de ne les voir jamais. Les femmes jugent d’ordinaire de la passion qu’on a pour elles, continua-t-il, par le soin qu’on prend de leur plaire et de les chercher ; mais ce n’est pas une chose difficile, pour peu qu’elles soient aimables ; ce qui est difficile, c’est de ne s’abandonner pas au plaisir de les suivre ; c’est de les éviter, par la peur de laisser paraître au public, et quasi à elles-mêmes, les sentiments que l’on a pour elles. Et ce qui marque encore mieux un véritable attachement, c’est de devenir entièrement opposé à ce que l’on était, et de n’avoir plus d’ambition, ni de plaisirs, après avoir été toute sa vie occupé de l’un et de l’autre. »
Madame de Clèves entendait aisément la part qu’elle avait à ces paroles. Il lui semblait qu’elle devait y répondre et ne les pas souffrir. Il lui semblait aussi qu’elle ne devait pas les entendre, ni témoigner qu’elle les prît pour elle. Elle croyait devoir parler, et croyait ne devoir rien dire. Le discours de Monsieur de Nemours lui plaisait et l’offensait quasi également ; elle y voyait la confirmation de tout ce que lui avait fait penser Madame la Dauphine ; elle y trouvait quelque chose de galant et de respectueux, mais aussi quelque chose de hardi et de trop intelligible. L’inclination qu’elle avait pour ce prince lui donnait un trouble dont elle n’était pas maîtresse. Les paroles les plus obscures d’un homme qui plaît donnent plus d’agitation que des déclarations ouvertes d’un homme qui ne plaît pas.

Marie-Madeleine de La Fayette
La Princesse de Clèves, Deuxième partie 
1678