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Mme de La Fayette se serait inspirée de La Vie des hommes illustres de Pierre de Bourdeille, dit Brantôme (1540-1614), abbé qui a raconté sa vie de courtisan et de soldat tout en décrivant les grands personnages de son époque. L’action de La Princesse de Clèves se déroule sous les règnes d’Henri II (1547-1559) et de François II (1559-1560) où le raffinement de la Cour française se développe.

L’histoire de la Princesse de Clèves est celle d’une femme prisonnière des conventions, de son éducation et de son rang et qui confrontée à un dilemme, celui de décevoir un mari fidèle en aimant le duc de Nemours ou de renoncer à la passion, choisit d’agir en honnête femme. Le couvent sera la solution de tous les maux. Pour autant, elle sera restée vertueuse jusque dans sa volonté de tout avouer aux deux hommes qui lui sont chers. Le roman classique dont les caractéristiques au XVIIe s tiennent principalement à un sujet noble et à une action linéaire et unique, innove également en étant le laboratoire de l’analyse du sentiment. Ce passage le montre tout particulièment, évoquant le désarroi de la jeune femme devant une prétendue liaison de celui qu’elle aime avec une autre. En effet la princesse se trouve en possession de la lettre que le vidame de Chartres adresse à Mme de Thémines sa maîtresse et dont elle croit M. de Nemours l’auteur. Pour la première fois, elle éprouve simultanément l’amour et la jalousie pour cette rivale supposée.


http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/anx_conferences_2011/a.c_110126_finkielkraut.html : écouter une conférence sur le roman
http://classes.bnf.fr/portrait/litterature/index.htm : l’art du portrait moral

Madame de Clèves lut cette lettre et la relut plusieurs fois, sans savoir néanmoins ce qu'elle avait lu. Elle voyait seulement que monsieur de Nemours ne l'aimait pas comme elle l'avait pensé, et qu'il en aimait d'autres qu'il trompait comme elle. Quelle vue et quelle connaissance pour une personne de son humeur, qui avait une passion violente, qui venait d'en donner des marques à un homme qu'elle en jugeait indigne, et à un autre qu'elle maltraitait pour l'amour de lui ! Jamais affliction n'a été si piquante et si vive : il lui semblait que ce qui faisait l'aigreur de cette affliction était ce qui s'était passé dans cette journée, et que, si monsieur de Nemours n'eût point eu lieu de croire qu'elle l'aimait, elle ne se fût pas souciée qu'il en eût aimé une autre. Mais elle se trompait elle-même ; et ce mal qu'elle trouvait si insupportable était la jalousie avec toutes les horreurs dont elle peut être accompagnée. Elle voyait par cette lettre que monsieur de Nemours avait une galanterie depuis longtemps. Elle trouvait que celle qui avait écrit la lettre avait de l'esprit et du mérite ; elle lui paraissait digne d'être aimée ; elle lui trouvait plus de courage qu'elle ne s'en trouvait à elle-même, et elle enviait la force qu'elle avait eue de cacher ses sentiments à monsieur de Nemours. Elle voyait, par la fin de la lettre, que cette personne se croyait aimée ; elle pensait que la discrétion que ce prince lui avait fait paraître, et dont elle avait été si touchée, n'était peut-être que l'effet de la passion qu'il avait pour cette autre personne, à qui il craignait de déplaire. Enfin elle pensait tout ce qui pouvait augmenter son affliction et son désespoir. Quels retours ne fit-elle point sur elle-même ! quelles réflexions sur les conseils que sa mère lui avait donnés ! Combien se repentit-elle de ne s'être pas opiniâtrée à se séparer du commerce du monde, malgré monsieur de Clèves, ou de n'avoir pas suivi la pensée qu'elle avait eue de lui avouer l'inclination qu'elle avait pour monsieur de Nemours ! Elle trouvait qu'elle aurait mieux fait de la découvrir à un mari dont elle connaissait la bonté, et qui aurait eu intérêt à la cacher, que de la laisser voir à un homme qui en était indigne, qui la trompait, qui la sacrifiait peut-être, et qui ne pensait à être aimé d'elle que par un sentiment d'orgueil et de vanité. Enfin, elle trouva que tous les maux qui lui pouvaient arriver, et toutes les extrémités où elle se pouvait porter, étaient moindres que d'avoir laissé voir à monsieur de Nemours qu'elle l'aimait, et de connaître qu'il en aimait une autre. Tout ce qui la consolait était de penser au moins, qu'après cette connaissance, elle n'avait plus rien à craindre d'elle-même, et qu'elle serait entièrement guérie de l'inclination qu'elle avait pour ce prince.

Marie-Madeleine de La Fayette
La Princesse de Clèves, première partie « La Jalousie de la princesse »
1678