Taille texte


Espace lettres


Espace mots


Espace lignes

Jean de La Bruyère (1645-1696) s’est inspiré des Caractères du Grec Théophraste au IVe siècle av. J.-C., mais il a dépassé son modèle : huit éditions ont même été publiées de son vivant. En seize chapitres, il mêle maximes, réflexions et portraits. En moraliste, il s’attache à dénoncer les travers des hommes et son œuvre dépeint un monde sûr de lui, mais fissuré.

Dans ce texte, l’auteur se met en scène en tant que personnage dans un discours fictif avec un courtisan. Les réponses de son interlocuteur ne sont pas retranscrites.


http://gallica.bnf.fr/essentiels/la-bruyere/caracteres : Sur l’œuvre et son auteur
http://classes.bnf.fr/portrait/litterature/index.htm : l’art du portrait

Que dites-vous ? Comment ? Je n'y suis pas ; vous plairait-il de recommencer ? J'y suis encore moins. Je devine enfin : vous voulez, Acis, me dire qu'il fait froid ; que ne disiez-vous : «Il fait froid» ? Vous voulez m'apprendre qu'il pleut ou qu'il neige ; dites : «Il pleut, il neige.» Vous me trouvez bon visage, et vous désirez de m'en féliciter ; dites : «Je vous trouve bon visage.»
—Mais, répondez-vous, cela est bien uni et bien clair ; et d'ailleurs qui ne pourrait pas en dire autant ? —Qu'importe, Acis ? Est-ce un si grand mal d'être entendu quand on parle, et de parler comme tout le monde ? Une chose vous manque, Acis, à vous et à vos semblables les diseurs de phoebus ; vous ne vous en défiez point, et je vais vous jeter dans l'étonnement : une chose vous manque, c'est l'esprit. Ce n'est pas tout : il y a en vous une chose de trop, qui est l'opinion d'en avoir plus que les autres ; voilà la source de votre pompeux galimatias, de vos phrases embrouillées, et de vos grands mots qui ne signifient rien. Vous abordez cet homme, ou vous entrez dans cette chambre ; je vous tire par votre habit, et vous dis à l'oreille : «Ne songez point à avoir de l'esprit, n'en ayez point, c'est votre rôle ; ayez, si vous pouvez, un langage simple, et tel que l'ont ceux en qui vous ne trouvez aucun esprit : peut-être alors croira-t-on que vous en avez.»

Jean La Bruyère
Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle , Chapitre V « De la société et de la conversation »
1688