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Cette « pièce de bagarre » évoque un drame familial sur fond de guerre d’Algérie. Mathilde Serpenoise, accompagnée de ses deux enfants, Fatima et Edouard, quitte l’Algérie pour revenir en France où Adrien son frère, l’accueille froidement. De sordides histoires de familles rappellent un passé glacial qui vient se confronter aux problèmes plus récents. Les quinze années, qui ont passé, ont laissé beaucoup de rancune et de colère. Mathilde réclame sa part d’héritage, ce qui crée des conflits.

Le monologue se situe à la fin de l’acte IV. Mathilde a peur et se confie à sa fille au début de l’acte. Après s’être disputée avec son frère, elle apostrophe le public pour lui confier sa haine des hommes et des enfants. Absence de décor. Absence de didascalies.


Mise en scène de M. Mayette, de la Comédie française https://www.comedie-francaise.fr/www/comedie/media/document/dossier-retour.pdf
https://www.louvre.fr/oeuvre-notices/romulus-et-remus-recueillis-par-faustulus: l’extrait parle de la louve allaitant les enfants, et les jumeaux de la fille de Mathilde (Fatima) vont s’appeler Romulus et Rémus : image forte qui traverse la pièce
rapprochement avec le texte de J. Swift : https://www.oeuvresouvertes.net/spip.php?article1700


MATHILDE La vraie tare de nos vies, ce sont les enfants ; ils se conçoivent sans demander l’avis de personne, et, après, ils sont là, ils vous emmerdent toute la vie, ils attendent tranquillement de jouir du bonheur auquel on a travaillé toute notre vie et dont ils voudraient bien que l’on n’ait pas le temps de jouir. Il faudrait supprimer l’héritage : c’est cela qui pourrit les petites villes de province. Il faudrait changer le système de reproduction tout entier : les femmes devraient accoucher de cailloux : un caillou ne gêne personne, on le recueille délicatement, on le pose dans un coin du jardin, on l’oublie. Les cailloux devraient accoucher des arbres, l’arbre accoucherait d’un oiseau, l’oiseau d’un étang ; des étangs sortiraient les loups, et les louves accoucheraient et allaiteraient des bébés humains. Je n’étais pas faite pour être une femme. J’aurais été le frère de sang d’Adrien, on se taperait sur l’épaule, on ferait des virées dans les bars et des parties de bras de fer, on se raconterait des histoires salaces la nuit, et de temps en temps on s’éclaterait les couilles à coups de poing dans la gueule. Mais je n’étais pas faite pour être un homme non plus ; encore moins, peut-être. Ils sont trop cons. Fatima a raison. Sauf qu’elle n’a pas vraiment raison. Les hommes entre eux savent être des copains, quand ils s’aiment bien ils s’aiment bien, ils ne se tirent pas dans les pattes ; d’ailleurs, c’est parce qu’ils sont cons qu’ils ne se tirent pas dans les pattes, ils n’y pensent pas, il leur manque un ou deux étages par rapport à nous. Parce que les femmes, lorsqu’elles sont amies, elles se tirent gaiement dans les pattes ; elles s’aiment et, parce qu’elles s’aiment, tout le mal qu’elles peuvent vous faire, elles vous le font. C’est à cause des étages supplémentaires dans leurs têtes.

Bernard-Marie Koltès
Le retour au désert , IV, 14 (monologue de Mathilde)
1988