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Pièce en quatre tableaux d’abord créée en Allemagne en 1959, puis en France en 1960, elle dépeint une épidémie contagieuse de « rhinocérite », maladie imaginaire qui touche peu à peu toute la population qui se transforme en rhinocéros. On peut voir dans ce récit une fable sur la montée des totalitarismes (fascisme, communisme ou tout fanatisme qui embrigade) et une réflexion sur le comportement grégaire, et conformiste des hommes. La pièce propose, sous une apparente légèreté, une réflexion sur l’Histoire. Elle est une illustration du courant de l’Absurde qui mêle le comique et le tragique, la fantaisie et une pensée plus profonde.

Dans une petite ville, un rhinocéros apparaît subitement. Puis c’est tout un troupeau qui surgit. Les gens commentent cet événement, se disputent, s’affolent. Peu à peu, ils sont touchés par ce virus et se transforment en rhinocéros, tous excepté Bérenger qui, à la fin de la pièce, est le seul à résister. La pièce se clôt sur son monologue.


http://www.bnf.fr/documents/dp_ionesco.pdf : pages 3 à 14 ; Ionesco et le théâtre de l’absurde
http://classes.bnf.fr/rendezvous/pdf/fiche_Ionesco.pdf
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b85397663/f1.item.zoom : photos d’une représentation de Rhinocéros

(Il se précipite de nouveau vers le placard d'où il sort deux ou trois tableaux). Oui, je me reconnais ; c'est moi, c'est moi ! (Il va raccrocher les tableaux sur le mur du fond, à côté des têtes des rhinocéros.) C'est moi, c'est moi. (Lorsqu'il accroche les tableaux, on s'aperçoit que ceux-ci représentent un vieillard, une grosse femme, un autre homme. La laideur de ces portraits contraste avec les têtes des rhinocéros qui sont devenues très belles. Bérenger s'écarte pour contempler les tableaux.) Je ne suis pas beau, je ne suis pas beau. (Il décroche les tableaux, les jette par terre avec fureur, il va vers la glace.) Ce sont eux qui sont beaux. J' ai eu tort ! Oh ! Comme je voudrais être comme eux. Je n' ai pas de corne, hélas ! Que c'est laid, un front plat. Il m'en faudrait une ou deux, pour rehausser mes traits tombants. Ça viendra peut-être, et je n' aurai plus honte, je pourrai aller tous les retrouver. Mais ça ne pousse pas ! (Il regarde les paumes de ses mains.) Mes mains sont moites. Deviendront-elles rugueuses ? (Il enlève son veston, défait sa chemise, contemple sa poitrine dans la glace.) J'ai la peau flasque. Ah, ce corps trop blanc, et poilu ! Comme je voudrais avoir une peau dure et cette magnifique couleur d'un vert sombre, d'une nudité décente, sans poils, comme la leur ! (Il écoute les barrissements.) Leurs chants ont du charme, un peu âpre, mais un charme certain ! Si je pouvais faire comme eux. (Il essaye de les imiter.) Ahh, ahh, brr ! Non, ça n' est pas ça ! Essayons encore, plus fort ! Ahh, ahh, brr ! Non, non, ce n' est pas ça, que c'est faible, comme cela manque de vigueur ! Je n' arrive pas à barrir. Je hurle seulement. Ahh, ahh, brr ! Les hurlements ne sont pas des barrissements ! Comme j'ai mauvaise conscience, j' aurais dû les suivre à temps. Trop tard maintenant ! Hélas, je suis un monstre, je suis un monstre. Hélas, jamais je ne deviendrai un rhinocéros, jamais, jamais ! Je ne peux plus changer, je voudrais bien, je voudrais tellement, mais je ne peux pas. Je ne peux plus me voir. J'ai trop honte ! ( Il tourne le dos à la glace.) Comme je suis laid ! Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! (Il a un brusque sursaut.) Eh bien, tant pis ! Je me défendrai contre tout le monde ! Ma carabine, ma carabine ! (Il se retourne face au mur du fond où sont fixées les têtes des rhinocéros, tout en criant :) Contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu'au bout ! Je ne capitule pas !
RIDEAU

Eugène Ionesco
Rhinocéros , acte III « dénouement »
1959