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Huysmans, marqué par le romantisme mais séparé de lui par sa volonté de décrire des univers étriqués et la réalité du monde, compose des nouvelles naturalistes dont la particularité est de mettre en leur centre des personnages dans une quête chevaleresque inversée : ce sont des êtres fictifs gouvernés par des besoins assez frustres qu’ils imaginent d’ailleurs sans les réaliser. La structure du récit est déceptive : le temps y paraît immuable et l’énigme qui compose d’ordinaire le récit littéraire ne trouve pas de solution, positive ou négative.

« À vau-l’eau » est le portrait de Jean Folantin, un célibataire, employé de bureau, un homme qui a des rêves de grandeur et d’élévation mais qui ne parvient qu’à être un personnage falot sans relief et dont la mélancolie est liée au découragement et à un sentiment d’échec. Ses faibles moyens l’empêchent de sortir du nouveau Paris haussmannien et d’accéder à ses ambitions mais comme les personnages zoliens, il est surtout incapable de lutter : il se laisse aller et cette attitude explique le titre de la nouvelle. Pleinement conscient de sa médiocrité, il attend en vain quelque événement qui le délivrera de son dégoût du monde.

Les pieds gelés, comprimés dans des bottines racornies par l’ondée et par les flaques, le crâne chauffé à blanc par le bec de gaz qui sifflait au-dessus de sa tête, M. Folantin avait à peine mangé et maintenant la guigne ne le lâchait point ; son feu hésitait, sa lampe charbonnait, son tabac était humide et s’éteignait, mouillant le papier à cigarette de jus jaune.
Un grand découragement le poigna ; le vide de sa vie murée lui apparut, et, tout en tisonnant le coke avec son poker, M. Folantin, penché en avant sur son fauteuil, le front sur le rebord de la cheminée, se mit à parcourir le chemin de croix de ses quarante ans, s’arrêtant, désespéré, à chaque station.
Son enfance n’avait pas été des plus prospères ; de père en fils, les Folantin étaient sans le sou ; les annales de la famille signalaient bien, en remontant à des dates éloignées, un Gaspard Folantin qui avait gagné dans le commerce des cuirs presque un million ; mais la chronique ajoutait qu’après avoir dévoré sa fortune, il était resté insolvable ; le souvenir de cet homme était vivace chez ses descendants qui le maudissaient, le citaient à leurs fils comme un exemple à ne pas suivre et les menaçaient continuellement de mourir comme lui sur la paille, s’ils fréquentaient les cafés ou couraient les femmes.
Toujours est-il que Jean Folantin était né dans de désastreuses conditions ; le jour où la gésine de sa mère prit fin, son père possédait pour tout bien une dizaine de petites pièces blanches. Une tante qui, sans être sage-femme, était experte à ce genre d’ouvrage, dépota l’enfant, le débarbouilla avec du beurre et, par économie, lui poudra les cuisses, en guise de lycopode, avec de la farine raclée sur la croûte d’un pain. — Tu vois, mon garçon, que ta naissance fut humble, disait la tante Eudore, qui l’avait mis au courant de ces petits détails, et Jean n’osait espérer déjà, pour plus tard, un certain bien-être.

Charles Marie Georges Huysmans
À vau-l’eau , dans les premières pages de la nouvelle 
1882