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La Vie devant soi paraît en 1975 sous le nom d’Émile Ajar et obtient le prix Goncourt qui récompense le meilleur roman de l'année. Ce n'est que quelques mois après la mort de Romain Gary, qui s'est suicidé le 2 décembre 1980, que l'on apprend qu'il est l'auteur qui s'est caché derrière le pseudonyme d’Émile Ajar. Or il avait déjà obtenu le prix Goncourt en 1956 pour Les Racines du ciel, ce qui s'est révélé une immense supercherie car aucun écrivain ne peut obtenir deux fois le prestigieux prix. Dans ce roman écrit à la première personne, dans une langue très originale, le héros est Momo, un garçon musulman, un enfant d'une dizaine d'années, livré à lui-même. Il vit chez Madame Rosa, une vieille juive qui recueille des enfants de prostituées, faisant de son petit appartement de Belleville, une sorte de pension clandestine.

Sur un coup de tête, Momo vient de voler dans un chenil un chien de race, un caniche gris, qui n'est pas le bienvenu chez Madame Rosa qui vieillit, qui est malade et a de plus en plus de mal à s'occuper des enfants qui lui ont été confiés. Il a décidé de l'appeler Super, « mais sous toutes réserves, avec possibilité de changer s'[il] trouvai[t] quelque chose de plus beau. »


Hommage à Romain Gary, un et pluriel Lectures par Anne Brissier et Julien Roumette http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/anx_conferences_2014/a.c_140521_romain_gary_1.html
Sur Romain Gary http://www.ina.fr/contenus-editoriaux/articles-editoriaux/romain-gary

J'avais en moi des excès accumulés et j'ai tout donné à Super. Je sais pas ce que j'aurais fait sans lui, c'était vraiment urgent, j'aurais fini en tôle, probablement. Quand je le promenais, je me sentais quelqu'un parce que j'étais tout ce qu'il avait au monde. Je l'aimais tellement que je l'ai même donné. J'avais déjà neuf ans ou autour et on pense déjà, à cet âge, sauf peut-être quand on est heureux. Il faut dire aussi sans vouloir vexer personne que chez Madame Rosa, c'était triste, même quand on a l'habitude. Alors lorsque Super a commencé à grandir pour moi au point de vue sentimental, j'ai voulu lui faire une vie, c'est ce que j'aurais fait pour moi-même, si c'était possible. Je vous ferai remarquer que ce n'était pas n'importe qui non plus, mais un caniche. Il y a une dame qui a dit oh le beau petit chien et qui m'a demandé s'il était à moi et à vendre. J'étais mal fringué, j'ai une tête pas de chez nous et elle voyait bien que c'était un chien d'une autre espèce.
Je lui ai vendu Super pour cinq cents francs et il faisait vraiment une affaire. J'ai demandé cinq cents francs à la bonne femme parce que je voulais être sûr qu'elle avait les moyens. Je suis bien tombé, elle avait même une voiture avec chauffeur et elle a tout de suite mis Super dedans, au cas où j'aurais des parents qui allaient gueuler. Alors maintenant je vais vous dire, parce que vous n'allez pas me croire. J'ai pris les cinq cents francs, et je les ai foutus dans une bouche d’égout. Après je me suis assis sur un trottoir et j'ai chialé comme un veau avec les poings dans les yeux mais j'étais heureux. Chez Madame Rosa il y avait pas la sécurité et on ne tenait tous qu'à un fil, avec la vieille malade, sans argent et avec l'Assistance publique sur nos têtes et c'était pas une vie pour un chien.

Romain GARY
La Vie devant soi , extrait du chapitre 3 (Épisode de Super)
1975