Taille texte


Espace lettres


Espace mots


Espace lignes

L’action d’« Art » (le mot est entre guillemets dans le titre) se déroule dans un seul décor, « un salon d’appartement », et les scènes ont lieu successivement chez Marc, Serge ou Yvan, trois amis. Serge vient d’acheter un tableau blanc, entièrement blanc, monochrome, une peinture moderne d’Antrios qu’il a acquise très cher et qu’il présente, non sans fierté, à Serge qui lui la juge être une œuvre sans aucune valeur, surestimée, une « merde » pour le citer, ce qui est à l’origine d’un conflit. Yvan essaiera d’apaiser comme il le peut les tensions dans le trio amical.

Yvan se présente lui-même lors de sa première apparition : « Je suis un garçon sympathique. Ma vie professionnelle a toujours été un échec et je vais me marier dans quinze jours avec une gentille fille brillante et de bonne famille. » La scène a lieu chez Serge ; il est avec Marc et les deux amis attendent Yvan qui est en retard. C’est en les rejoignant qu’il prononce cette longue tirade rythmée dont on découvre la première moitié.


Bibliographie de Yasmina Reza : https://data.bnf.fr/fr/12066277/yasmina_reza/ https://www.bnf.fr/sites/default/files/2018-11/biblio_reza.pdf
Extrait de la pièce et réflexion de Yasmina Reza sur le processus de création : https://www.franceculture.fr/emissions/les-masterclasses/yasmina-reza-les-mots-sont-des-parentheses-du-silence
Début de la pièce : https://fr.calameo.com/read/0000158561874ba6ef449


PYRRHUS
Madame, mes refus ont prévenu vos larmes.
Tous les Grecs m’ont déjà menacé de leurs armes ;
Mais dussent-ils encore, en repassant les eaux,
Demander votre fils avec mille vaisseaux,
Coûtât-il tout le sang qu’Hélène a fait répandre,
Dussé-je après dix ans voir mon palais en cendre,
Je ne balance point, je vole à son secours :
Je défendrai sa vie aux dépens de mes jours.
Mais parmi ces périls où je cours pour vous plaire,
Me refuserez-vous un regard moins sévère ?
Haï de tous les Grecs, pressé de tous côtés,
Me faudra-t-il combattre encor vos cruautés ?
Je vous offre mon bras. Puis-je espérer encore
Que vous accepterez un coeur qui vous adore ?
En combattant pour vous, me sera-t-il permis
De ne vous point compter parmi mes ennemis ?

ANDROMAQUE
Seigneur, que faites-vous, et que dira la Grèce ?
Faut-il qu’un si grand coeur montre tant de faiblesse ?
Voulez-vous qu’un dessein si beau, si généreux,
Passe pour le transport d’un esprit amoureux ?
Captive, toujours triste, importune à moi-même,
Pouvez-vous souhaiter qu’Andromaque vous aime ?
Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés
Qu’à des pleurs éternels vous avez condamnés ?
Non, non, d’un ennemi respecter la misère,
Sauver des malheureux, rendre un fils à sa mère,
De cent peuples pour lui combattre la rigueur,
Sans me faire payer son salut de mon coeur,
Malgré moi, s’il le faut, lui donner un asile :
Seigneur, voilà des soins dignes du fils d’Achille.

PYRRHUS
Hé quoi ? votre courroux n’a-t-il pas eu son cours ?
Peut-on haïr sans cesse ? et punit-on toujours ?
J’ai fait des malheureux, sans doute ; et la Phrygie
Cent fois de votre sang a vu ma main rougie.
Mais que vos yeux sur moi se sont bien exercés !
Qu’ils m’ont vendu bien cher les pleurs qu’ils ont versés !
De combien de remords m’ont-ils rendu la proie !
Je souffre tous les maux que j’ai faits devant Troie.
Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,
Brûlé de plus de feux que je n’en allumai,
Tant de soins, tant de pleurs, tant d’ardeurs inquiètes...
Hélas ! fus-je jamais si cruel que vous l’êtes ?
Mais enfin, tour à tour, c’est assez nous punir :
Nos ennemis communs devraient nous réunir.
Madame, dites-moi seulement que j’espère,
Je vous rends votre fils, et je lui sers de père ;
Je l’instruirai moi-même à venger les Troyens ;
J’irai punir les Grecs de vos maux et des miens.
Animé d’un regard, je puis tout entreprendre :
Votre Ilion encor peut sortir de sa cendre ;
Je puis, en moins de temps que les Grecs ne l’ont pris,
Dans ses murs relevés couronner votre fils.

ANDROMAQUE
Seigneur, tant de grandeurs ne nous touchent plus guère. (…)

Yasmina Reza
« Art » , Au milieu (la tirade d’Yvan)
1994