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Madame Bovary est un roman de Gustave Flaubert. L’auteur y raconte la vie de Charles Bovary, médecin de campagne qui perd sa première femme et s’éprend d’Emma Rouault dont il soigne le père, un gros fermier normand qui a fait éduquer Emma au couvent. Charles et Emma se marient et le roman adopte alors le point de vue de la jeune femme, vite déçue par la platitude de sa vie et de son mari… Roman de l’ennui, de la désillusion et de la médiocrité, Madame Bovary renvoie un reflet réaliste de la province française au XIXème siècle et de la condition féminine à la même époque. Flaubert rencontrera à la fois le succès et le scandale avec ce roman. En 1857, le livre est condamné pour « délit d’outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs ». On reproche à Flaubert de ne pas condamner son héroïne mal mariée pour les infidélités auxquelles elle se livre… Ce roman n’est pas moral.

Cet extrait du chapitre VII nous permet de suivre Emma dans une de ses promenades. Depuis son mariage, elle s’est installée à Tostes, petite ville de province, avec son mari. Pendant que Charles travaille toute la journée, Emma reste seule et s’ennuie. Flaubert décrit un quotidien prosaïque et répétitif dans lequel Charles trouve sa place alors qu’Emma sombre dans la mélancolie et se réfugie dans les rêveries romantiques qu’elle partageait avec ses camarades du couvent.


Texte : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8619658w/f73.vertical
Gravure : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k15128550/f215.item.r=madame%20bovary

Elle allait jusqu'à la hêtrée de Banneville, près du pavillon abandonné qui fait l'angle du mur, du côté des champs. Il y a dans le saut-de-loup, parmi les herbes, de longs roseaux à feuilles coupantes.
Elle commençait par regarder tout alentour, pour voir si rien n'avait changé depuis la dernière fois qu'elle était venue. Elle retrouvait aux mêmes places les digitales et les ravenelles, les bouquets d'orties entourant les gros cailloux, et les plaques de lichen le long des trois fenêtres dont les volets toujours clos s'égrenaient en pourriture, sur leurs barres de fer rouillées. Sa pensée, sans but d'abord, vagabondait au hasard, comme sa levrette, qui faisait des cercles dans la campagne, jappait après les papillons jaunes, donnait la chasse aux musaraignes en mordillant les coquelicots sur le bord d'une pièce de blé. Puis ses idées peu à peu se fixaient et, assise sur le gazon, qu' elle fouillait à petits coups avec le bout de son ombrelle, Emma se répétait :
- Pourquoi, mon Dieu, me suis-je mariée ?
Elle se demandait s'il n'y aurait pas eu moyen, par d'autres combinaisons du hasard, de rencontrer un autre homme ; et elle cherchait à imaginer quels eussent été ces événements non survenus, cette vie différente, ce mari qu'elle ne connaissait pas. Tous, en effet, ne ressemblaient pas à celui-là. Il aurait pu être beau, spirituel, distingué, attirant tels qu'ils étaient sans doute, ceux qu'avaient épousés ses anciennes camarades du couvent. Que faisaient-elles maintenant ? A la ville, avec le bruit des rues, le bourdonnement des théâtres et les clartés du bal, elles avaient des existences où le cœur se dilate, où les sens s'épanouissent. Mais elle, sa vie était froide comme un grenier dont la lucarne est au nord, et l'ennui, araignée silencieuse, filait sa toile dans l'ombre, à tous les coins de son cœur. Elle se rappelait les jours de distribution des prix, où elle montait sur l'estrade pour aller chercher ses petites couronnes. Avec ses cheveux en tresse, sa robe blanche et ses souliers de prunelle découverts, elle avait une façon gentille, et les messieurs, quand elle regagnait sa place, se penchaient pour lui faire des compliments ; la cour était pleine de calèches, on lui disait adieu par les portières, le maître de musique passait en saluant, avec sa boîte à violon. Comme c' était loin tout cela ! Comme c' était loin !

Gustave Flaubert
Madame Bovary, « Chapitre VII » 
1857