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Marqué initialement par le symbolisme, Apollinaire gagne le mouvement des surréalistes et devient l’ami des peintres de l’avant-garde comme Braque ou Picasso. Précepteur en Allemagne, il est fasciné par les légendes allemandes qui lui permettent de lier mythe et réalité dans les contes, poèmes et articles qu’il publie dans la Revue blanche.

Publié d’abord dans la revue qu’a créée Apollinaire, le Festin d’Ésope, pour intégrer par la suite le recueil Alcools, le poème s’est vu retirer toute marque de ponctuation, ce qui engendre la polyphonie des voix narratives. Les paroles des villageoises réunies dans la maison du vigneron pour coudre par un après-midi d’hiver se mêlent en effet à celle du poète. Le poème est composé comme une scène de genre mais la gravité s’insinue derrière le commérage des femmes par l’annonce de la mort du sacristain. Le prosaïsme souligné par les italiques rend compte du quotidien paisible et rassurant des villageoises tandis que l’alexandrin évoque la mélancolie et l’irruption du tragique.


Texte : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1083760/f131.vertical

1
Dans la maison du vigneron les femmes cousent
 
Lenchen remplis le poêle et mets l’eau du café
 
Dessus — Le chat s’étire après s’être chauffé
 
Gertrude et son voisin Martin enfin s’épousent

5
Le rossignol aveugle essaya de chanter
 
Mais l’ effraie ululant il trembla dans sa cage
 
Ce cyprès là-bas a l’ air du pape en voyage
 
Sous la neige — Le facteur vient de s’arrêter

9
Pour causer avec le nouveau maître d’ école
 
— Cet hiver est très froid le vin sera très bon
 
— Le sacristain sourd et boiteux est moribond
 
— La fille du vieux bourgmestre brode une étole

13
Pour la fête du curé La forêt là-bas
 
Grâce au vent chantait à voix grave de grand orgue
 
Le songe Herr Traum survint avec sa soeur Frau Sorge
 
Kaethi tu n’as pas bien raccommodé ces bas

17
— Apporte le café le beurre et les tartines
 
La marmelade le saindoux un pot de lait
 
— Encore un peu de café Lenchen s’il te plaît
 
— On dirait que le vent dit des phrases latines

21
— Encore un peu de café Lenchen s’il te plaît
 
— Lotte es-tu triste O petit coeur — Je crois qu’elle aime
 
— Dieu garde — Pour ma part je n’aime que moi-même
 
— Chut A présent grand-mère dit son chapelet

25
— Il me faut du sucre candi Leni je tousse
 
— Pierre mène son furet chasser les lapins
 
Le vent faisait danser en rond tous les sapins
 
Lotte l’ amour rend triste — Ilse la vie est douce

29
La nuit tombait Les vignobles aux ceps tordus
 
Devenaient dans l’ obscurité des ossuaires
 
En neige et repliés gisaient là des suaires
 
Et des chiens aboyaient aux passants morfondus

33
Il est mort écoutez La cloche de l’ église
 
Sonnait tout doucement la mort du sacristain
 
Lise il faut attiser le poêle qui s’éteint
 
Les femmes se signaient dans la nuit indécise


Guillaume Apollinaire
Alcools, Rhénanes, « Les Femmes » 
1913