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La question du bonheur est un sujet important au XVIIIè siècle. Madame du Châtelet y apporte sa contribution dans son Discours sur le bonheur. Il s'agit pour cette femme cultivée qui a reçu une éducation exceptionnelle, mathématicienne, physicienne et traductrice de Newton, de faire le bilan de sa vie à l'approche de la quarantaine ; elle développe une réflexion sur le bonheur et les moyens d'y accéder pour une femme à son époque, notamment « l'amour de l'étude [qui] est de toutes les passions celle qui contribue le plus à notre bonheur ». L’œuvre ne sera publiée que trente ans après sa mort.

Émilie du Châtelet a été la maîtresse de Voltaire pour qui elle a tout quitté, mari, enfants, vie mondaine parisienne, pour vivre une passion pleinement partagée, pendant quelques années, dans son château de Cirey, près de la frontière en Lorraine. Puis Voltaire se lasse, s'éloigne, trompe la marquise du Châtelet, et les deux amants deviennent des amis au moment où elle rédige son Discours sur le bonheur. Elle analyse avec beaucoup de lucidité cette relation sans nommer son célèbre amant.


Madame du Châtelet, la femme des Lumières : http://classes.bnf.fr/rendezvous/pdf/Chatelet.pdf
L’œuvre intégrale : Discours sur le bonheur http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k75513b/f131.image
Elisabeth Badinter parle d’Emilie du Châtelet (avec Pierre Assouline) : vidéo du 5 juin 2003 http://gallica.bnf.fr/essentiels/video/elisabeth-badinter-parle-emilie-chatelet
Une intellectuelle hors pair, par Elisabeth Badinter : http://gallica.bnf.fr/essentiels/du-chatelet/une-intellectuelle-hors-pair

[…] j'ai reçu de Dieu, il est vrai, une de ces âmes tendres et immuables qui ne savent ni déguiser ni modérer leurs passions, qui ne connaissent ni l'affaiblissement ni le dégoût, et dont la ténacité sait résister à tout, même à la certitude de n'être plus aimée ; mais j'ai été heureuse pendant dix ans par l'amour de celui qui avait subjugué mon âme ; et ces dix ans, je les ai passés tête à tête avec lui sans aucun moment de dégoût ni de langueur. Quand l'âge, les maladies, peut-être aussi un peu la facilité de la jouissance ont diminué son goût, j'ai été longtemps sans m'en apercevoir ; j'aimais pour deux, je passais ma vie entière avec lui, et mon cœur, exempt de soupçon jouissait du plaisir d'aimer et de l'illusion de se croire aimé. Il est vrai que j'ai perdu cet état si heureux, et que ça n'a pas été sans qu'il m'en ait coûté bien des larmes. Il faut de terribles secousses pour briser de telles chaînes : la plaie de mon cœur a saigné longtemps ; j'ai eu lieu de me plaindre, et j'ai tout pardonné. J'ai été assez juste pour sentir qu'il n'y avait peut-être au monde que mon cœur qui eût cette immutabilité qui anéantit le pouvoir des temps ; que si l'âge, les maladies n'avaient pas entièrement éteint les désirs, ils auraient peut-être encore été pour moi, et que l'amour me l'aurait ramené ; enfin, que son cœur, incapable d'amour, m'aimait de l'amitié la plus tendre, et m'aurait consacré sa vie. La certitude de l'impossibilité du retour de son goût et de sa passion, que je sais bien qui n'est pas dans la nature, a amené insensiblement mon cœur au sentiment paisible de l'amitié ; et ce sentiment, joint à la passion de l'étude, me rendait assez heureuse.
Mais un cœur aussi tendre peut-il être rempli par un sentiment aussi paisible et aussi faible que celui de l'amitié ? Je ne sais si on doit espérer, si on doit souhaiter même de tenir toujours à cette sensibilité dans l'espèce d'apathie à laquelle il est difficile de l'amener. On n' est heureux que par des sentiments vifs et agréables ; pourquoi donc s' interdire les plus vifs et les plus agréables de tous ? Mais ce qu'on a éprouvé, les réflexions qu'on a été obligé de faire pour amener son cœur à cette apathie, la peine même qu'on a eue de l'y réduire, doit faire craindre de quitter un état qui n'est pas malheureux pour essuyer des malheurs que l'âge et la perte de la beauté rendraient inutiles.

Émilie du Châtelet
Discours sur le bonheur ,  
1779