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Le roman de Bernardin de Saint-Pierre s’est constitué à partir de celui, antique, des amours de Daphnis et Chloe et parallèlement à partir d’un fait divers, la mort de deux amants lors du naufrage de leur navire, le St Géran, le 17 août 1744. Cet élément compose le dénouement du récit et contribue à l’esthétique de la sensibilité que vise le roman du XVIIIe s. Mais l’auteur cherche en même temps à montrer comment la société entrave le bonheur individuel, puisqu’éternellement se rejoue la question des classes sociales et du jugement social porté à autrui. Ainsi, dans le débat philosophique qui agite son siècle et qui oppose Rousseau à Voltaire, Bernardin de Saint-Pierre prend position pour le premier : comme lui, il pense que l’homme est bon par nature et que la société corrompt sa vertu ou brise ses plus belles aspirations.

Le narrateur relate sa rencontre avec un vieillard de l’île de France, future île Maurice, qui lui a conté l’histoire singulière de Paul et de Virginie. Les deux jeunes gens sont les enfants de deux femmes contraintes à l’exil sur cette île, l’une, déshéritée par la famille de son défunt mari, l’autre, séduite puis abandonnée. La détresse les unit et bientôt elles goûtent un bonheur simple et paisible. Mais trois éléments vont bouleverser ce monde utopique : le fait que Paul et Virginie découvrent l’amour, alors même que Mme de La Tour ne peut souhaiter que sa fille épouse un enfant naturel ; le fait ensuite que, pour les éloigner l’un de l’autre, elle envoie Virginie en métropole auprès d’une tante cruelle qui cherche à la doter et à lui donner un bon parti malgré elle ; le fait enfin que, pour retrouver Paul, la jeune femme s’embarque sur le Saint-Géran : elle meurt alors sous les yeux de celui qu’elle aime.


dans « les essentiels Littérature » (l’auteur, extraits du roman, la littérature de voyage etc.) http://gallica.bnf.fr/essentiels/bernardin-saint-pierre

Paul alors s'avança vers le Saint-Géran, tantôt nageant, tantôt marchant sur les récifs.
Quelquefois, il avait l'espoir de l'aborder, car la mer, dans ses mouvements irréguliers, laissait le vaisseau presque à sec, de manière qu'on en eût pu faire le tour à pied ; mais bientôt après, revenant sur ses pas avec une nouvelle furie, elle le couvrait d'énormes voûtes d'eau qui soulevaient tout l'avant de sa carène, et rejetait bien loin sur le rivage le malheureux Paul, les jambes en sang, la poitrine meurtrie, et à demi noyé. À peine ce jeune homme avait-il repris l'usage de ses sens qu'il se relevait et retournait avec une nouvelle ardeur vers le vaisseau, que la mer cependant entrouvrait par d'horribles secousses. Tout l'équipage, désespérant alors de son salut, se précipitait en foule à la mer, sur des vergues, des planches, des cages à poules, des tables, et des tonneaux. On vit alors un objet digne d'une éternelle pitié : une jeune demoiselle parut dans la galerie de la poupe du Saint-Géran, tendant les bras vers celui qui faisait tant d'efforts pour la joindre. C'était Virginie. Elle avait reconnu son amant à son intrépidité. La vue de cette aimable personne, exposée à un si terrible danger, nous remplit de douleur et de désespoir. Pour Virginie, d'un port noble et assuré, elle nous faisait signe de la main, comme nous disant un éternel adieu. Tous les matelots s'étaient jetés à la mer. Il n'en restait plus qu'un sur le pont, qui était tout nu et nerveux comme Hercule. Il s'approcha de Virginie avec respect : nous le vîmes se jeter à ses genoux, et s'efforcer même de lui ôter ses habits ; mais elle, le repoussant avec dignité, détourna de lui sa vue. On entendit aussitôt ces cris redoublés des spectateurs : « Sauvez-la, sauvez-la ; ne la quittez pas ! » Mais dans ce moment une montagne d'eau d'une effroyable grandeur s'engouffra entre l'île d'Ambre et la côte, et s'avança en rugissant vers le vaisseau, qu'elle menaçait de ses flancs noirs et de ses sommets écumants. À cette terrible vue le matelot s'élança seul à la mer ; et Virginie, voyant la mort inévitable, posa une main sur ses habits, l'autre sur son cœur, et levant en haut des yeux sereins, parut un ange qui prend son vol vers les cieux.
Ô jour affreux ! hélas ! tout fut englouti.

Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre
Paul et Virginie, Explicit 
1789