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Le Spleen de Paris (Petits poèmes en prose) est un recueil posthume composé de cinquante poèmes en prose dont le poète, dès 1862, souligne à la fois le caractère hétéroclite et leur interaction possible. Baudelaire est mort avant d’avoir pu mener à bien ce projet mis en place dès 1857. Le recueil est considéré par son auteur lui-même comme complémentaire des Fleurs du mal.

Ce poème est une réécriture en prose du poème versifié « La chevelure », paru en 1857 dans Les Fleurs du mal. Le passage du vers à la prose témoigne d’une évolution poétique. On y trouve des allusions à la vie du poète qui a séjourné, dans sa jeunesse, à l’île Maurice puis à l’île Bourbon (actuelle île de la Réunion). Par ailleurs, le texte est inspiré par Jeanne Duval, une actrice sensuelle et fantasque avec laquelle Baudelaire a entretenu une liaison orageuse pendant plus de 20 ans. La lourde chevelure noire célébrée ici est celle de sa maîtresse métisse que le poète surnommait « la Vénus noire ».


Texte : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6472260p/f72.double

Un hémisphère dans une chevelure
Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l’odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l’eau d’une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour y secouer des souvenirs dans l’air.
Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j’entends dans tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l’âme des autres hommes sur la musique.
Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l’espace est plus bleu et plus profond, où l’atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.
Dans l’océan de ta chevelure, j’entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d’hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l’éternelle chaleur.
Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans la chambre d’un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.
Dans l’ardent foyer de ta chevelure, je respire l’odeur du tabac mêlé à l’opium et au sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l’infini de l’azur tropical ; sur les rivages duvetés de ta chevelure, je m’enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l’huile de coco.
Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.

Charles Baudelaire
Le Spleen de Paris (Petits poèmes en prose) , XVII « Un hémisphère dans une chevelure »
1869