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Sidonie-Gabrielle Colette, dite Colette, est née en 1873 dans un petit village de l’Yonne, en Bourgogne, où elle passe une enfance et une adolescence heureuses auprès de sa mère, Sido, qui l’initie à l’amour de la nature et des animaux. Mariée une première fois à 20 ans, déracinée à Paris puis émancipée des conventions sociales de son époque, tour à tour artiste de music-hall, journaliste, comédienne, écrivaine, elle ne cessera de retourner vers la province pour se ressourcer et puiser une partie de son inspiration dans les éléments naturels. Le recueil Les Vrilles de la vigne est constitué de vingt-trois textes courts qui font appel à des formes diverses mais aussi à des voix différentes, qu’elles soient humaines ou animales.

Dans ce recueil, « Toby-Chien parle » fait partie du deuxième ensemble de nouvelles, qui met notamment en scène des dialogues théâtraux entre les animaux de l’autrice. Cette dernière s’y dépeint avec humour à travers le regard de son chien, et évoque son émancipation ainsi que sa conception de l’amour.


Un été avec Colette : très courtes émissions radiophoniques (épisodes de 3 minutes environ) présentant la vie et l’œuvre de Colette, par Antoine Compagnon https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/un-ete-avec-colette
Site de « la Société des amis de Colette » présentant de nombreuses informations sur la vie et l’œuvre de l’autrice, mais aussi sur le contexte artistique et littéraire dans lequel elle s’inscrit : https://www.amisdecolette.fr/

« Toutes, elles souhaitent ma mort, m’inventent des amants ; elles l’entourent de leur ronde effrénée, Lui faible, Lui, volage et amoureux de l’amour qu’Il inspire, Lui qui goûte si fort ce jeu de se sentir empêtré dans cent petits doigts crochus de femmes… Il a délivré en chacune la petite bête mauvaise et sans scrupules, matée – si peu ! – par l’éducation ; elles ont menti, forniqué, cocufié, avec une joie et une fureur de harpies, autant par haine de moi que pour l’amour de Lui…
« Alors… adieu tout ! adieu… presque tout. Je Le leur laisse. Peut-être qu’un jour Il les verra comme je les vois, avec leurs visages de petites truies gloutonnes. Il s’enfuira, effrayé, frémissant, dégoûté d’un vice inutile… »
Je haletais autant qu’Elle, ému de sa violence. Elle entendit ma respiration et se jeta à quatre pattes, sa tête sous le tapis de la table, contre la mienne…
« Oui, inutile ! je maintiens le mot. Ce n’est pas un petit bull bringé qui me fera changer d’avis, encore ! Inutile s’Il n’aime pas assez ou s’Il méconnaît l’amour véritable ! Quoi ?… ma vie aussi est inutile ? Non, Toby-Chien. Moi, j’aime ! J’aime tant tout ce que j’aime ! Si tu savais comme j’embellis tout ce que j’aime, et quel plaisir je me donne en aimant ! Si tu pouvais comprendre de quelle force et de quelle défaillance m’emplit ce que j’aime !… C’est cela que je nomme le frôlement du bonheur. Le frôlement du bonheur… caresse impalpable qui creuse le long de mon dos un sillon velouté, comme le bout d’une aile creuse l’onde… Frisson mystérieux prêt à se fondre en larmes, angoisse légère que je cherche et qui m’atteint devant un cher paysage argenté de brouillard, devant un ciel où fleurit l’aube, sous le bois où l’automne souffle une haleine mûre et musquée… Tristesse voluptueuse des fins de jour, bondissement sans cause d’un cœur plus mobile que celui du chevreuil, tu es le frôlement même du bonheur, toi qui gis au sein des heures les plus pleines… et jusqu’au fond du regard de ma sûre amie…
« Tu oserais dire ma vie inutile ?… Tu n’auras pas de pâtée, ce soir ! »
Je voyais la brume de ses cheveux danser autour de sa tête qu’Elle hochait furieusement. Elle était comme moi à quatre pattes, aplatie, comme un chien qui va s’élancer, et j’espérai un peu qu’Elle aboierait…

Colette
Les Vrilles de la vigne , “Toby-Chien parle” (Le frôlement du bonheur)
1934