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Jean Giono (1895-1970) est né à Manosque (Alpes de Haute-Provence) dans une famille modeste : son père est cordonnier et sa mère est repasseuse. Il doit abandonner ses études au collège de Manosque en 1911 pour aider son père vieillissant : il devient employé au Comptoir national d’escompte. Autodidacte, il lit de manière insatiable les œuvres des grands auteurs antiques, les tragiques grecs et Virgile dont il proposera une traduction. Il retrouve dans ces œuvres la dualité des relations entre l’homme et le monde, et notamment le désir de vivre en harmonie avec le cosmos. En 1915, il découvre l’horreur des tranchées, ce qui fera de lui un pacifiste convaincu. Après avoir composé des poèmes en vers et en prose placés sous le signe de la mythologie grecque, il se tourne vers l’écriture romanesque et commence en 1928 sa Trilogie de Pan, une série de romans ruraux, avec Colline. En 1929, il publie le deuxième volet, Un de Baumugnes, puis termine en 1930 avec Regain, qui évoque la mort et la résurrection d’un village de Haute-Provence déserté par ses habitants.

Tous les habitants du village d’Aubignane sont partis, sauf trois personnes : un vieux forgeron, la veuve d’un puisatier, Mamèche, et Panturle. Ce dernier semble revenir à l’état sauvage et vit en communion avec les éléments naturels.


Giono et la nature : « l’homme face à la nature » https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/avoir-raison-avec/l-homme-face-a-la-nature-1545100

Aubignane est collé contre le tranchant du plateau comme un petit nid de guêpes ; et c’est vrai, c’est là qu’ils ne sont plus que trois. Sous le village la pente coule, sans herbe. Presque en bas, il y a un peu de terre molle et le poil raide d’une pauvre oseraie. Dessous, c’est un vallon étroit et un peu d’eau. C’est donc des maisons qu’on a bâties là, juste au bord, comme en équilibre, puis au moment où ça a commencé à glisser sur la pente, on a planté, au milieu du village, le pieu du clocher et c’est resté tout accroché. Pas tout : il y a une maison qui s’est comme décollée, qui a coulé du haut en bas, toute seule, qui est venue s’arrêter, les quatre fers d’aplomb, au bord du ruisseau, à la fourche du ruisseau et de ce qu’ils appelaient la route, là, contre un cyprès.
C’est la maison de Panturle.
Le Panturle est un homme énorme. On dirait un morceau de bois qui marche. Au gros de l’été, quand il se fait un couvre-nuque avec des feuilles de figuier, qu’il a les mains pleines d’herbe et qu’il se redresse, les bras écartés, pour regarder la terre, c’est un arbre. Sa chemise pend en lambeaux comme une écorce. Il a une grande lèvre épaisse et difforme, comme un poivron rouge. Il envoie la main lentement sur toutes les choses qu’il veut prendre, généralement, ça ne bouge pas ou ça ne bouge plus. C’est du fruit, de l’herbe ou de la bête morte ; il a le temps. Et quand il tient, il tient bon.
De la bête vivante, quand il en rencontre, il la regarde sans bouger : c’est un renard, c’est un lièvre, c’est un gros serpent des pierrailles. Il ne bouge pas ; il a le temps. Il sait qu’il y a quelque part, dans un buisson, un lacet de fil de fer qui serre les cous au passage.

Jean Giono
Regain , chaputre 2 (Un homme à l’état naturel)
1930