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Pierre Choderlos de Laclos (1741-1803) est d’abord un officier militaire qui a participé à la Révolution française. Ses ambitions militaires étant trop élevées, Choderlos de Laclos se lance dans l’écriture des Liaisons dangereuses en 1782, roman épistolaire sulfureux. L’auteur reprend une démarche d’écriture bien connue du XVIIIe siècle : la découverte d’un échange de lettres perdu. Roman polyphonique, le lecteur suit les stratagèmes diaboliques de la Marquise de Merteuil qui manipule la jeune Cécile de Volanges et le Vicomte de Valmont qui cherche à séduire Mme de Tourvel.

La Marquise de Merteuil a pour ambition de séduire Prévan, connu pour être un grand charmeur. Le Vicomte de Valmont l’apprend et remet en cause cette décision de la Marquise, dans la lettre LXXIX (79). Indignée, la Marquise lui répond dans la lettre LXXXI (81).


Une éducation qui sort de l’ordinaire au XVIIIème siècle, celle donnée par son père à Mme du Châtelet : https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/histoires-de-musique/emilie-du-chatelet-ou-l-ambition-feminine-au-xviiie-siecle-4527928

Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j’étais vouée par état au silence et à l’inaction, j’ai su en profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu’on me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu’on s’empressait de me tenir, je recueillais avec soin ceux qu’on cherchait à me cacher.
Cette utile curiosité, en servant à m’instruire, m’apprit encore à dissimuler ; forcée souvent de cacher les objets de mon attention aux yeux qui m’entouraient, j’essayai de guider les miens à mon gré : j’obtins dès lors de prendre à volonté ce regard distrait que vous avez loué si souvent. Encouragée par ce premier succès, je tâchai de régler de même les divers mouvements de ma figure. Ressentais-je quelque chagrin, je m’étudiais à prendre l’air de la sérénité, même celui de la joie ; j’ai porté le zèle jusqu’à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l’expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le même soin et plus de peine, pour réprimer les symptômes d’une joie inattendue. C’est ainsi que j’ai su prendre sur ma physionomie, cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné.
J’étais bien jeune encore, et presque sans intérêt ; mais je n’avais à moi que ma pensée, et je m’indignais qu’on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. Munie de ces premières armes, j’en essayai l’usage : non contente de ne plus me laisser pénétrer, je m’amusais à me montrer sous des formes différentes ; sûre de mes gestes, j’observais mes discours ; je réglais les uns et les autres, suivant les circonstances, ou même seulement suivant mes fantaisies : dès ce moment, ma façon de penser fut pour moi seule, et je ne montrai plus que celle qu’il m’était utile de laisser voir.
Ce travail sur moi-même avait fixé mon attention sur l’expression des figures et le caractère des physionomies ; et j’y gagnai ce coup d’œil pénétrant, auquel l’expérience m’a pourtant appris à ne pas me fier entièrement ; mais qui, en tout, m’a rarement trompée.
Je n’avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu’aux premiers éléments de la science que je voulais acquérir.

Pierre Choderlos de Laclos
Les Liaisons dangereuses , « Lettre LXXXI » (Une femme puissante)
1872