Loup regarde derrière [lui], ce tableau couleur boue, effet boue, glissant et coulant devant lui, bâtiments, portes, grilles, fenêtres, marches, et quand il sort tout à fait du fourgon et que les menottes sont enlevées, il lève les yeux au ciel et celui-ci aussi est couleur boue. Peut-être est-ce là un monde parallèle où la couleur a été enlevée pour mieux les punir et ce garçon qui porte le nom d’un prédateur se met à pleurer silencieusement.
Mais ici, il est interdit de rester dans la cour à regarder le ciel et à pleurer. Loup se laisse guider : une porte, un escalier, le bureau du greffe où il signe des papiers, où un homme lui parle sans vraiment le regarder et les mots se perdent dans ce bureau où, sur le bord de la fenêtre, une plante aux fleurs très rouges est posée. Loup reçoit un numéro d’écrou et il le fixe ce numéro plusieurs secondes, non pas parce qu’il le reconnaît mais parce qu’il se rend compte qu’il doit l’apprendre par cœur désormais, que ce numéro remplacera son nom désormais et que si on lui demande, ici dans la maison d’arrêt Qui es-tu, en réalité, toi ? il ne pensera plus aux hommes ni noirs ni blancs qui pourraient être son père, ici il répondra Je suis écrou 16587.
[…] On dit arrivant, on dit quartiers mineurs, on répète son numéro d’écrou et il y a tant de portes, tant de dédales. C’est une ruche avec des dizaines d’alvéoles reliées les unes et les autres par une grille ou une porte. Il ne faut pas croire que tous les endroits d’enfermement de ce pays ont des portes électroniques qui s’ouvrent avec un buzz, un bip, un clic. Ici, ce n’est pas un endroit qui veut faire croire qu’il est autre chose qu’une prison. Ici, il y a les cris de ceux qui sont enfermés et de ceux qui les surveillent, il y a l’écho mélangé de ces cris qui bondit sur les murs, il y a le bruit du trousseau de clés à la ceinture, de la serrure, du système de verrouillage, la porte qui s’ouvre puis claque, les bottes, le grésillement des voix dans les talkies.
[…] Devant une cellule ouverte, on lui dit C’est là. Le surveillant lui demande d’ouvrir son paquetage : un drap, une couverture, une savonnette, une brosse à dents, un stylo, deux enveloppes, des sous-vêtements, un rouleau de papier hygiénique et un livret « Je suis en prison ». Loup se tient au milieu de la pièce rectangulaire. Un petit bureau, un lit simple qu’une cloison sépare d’une cuvette de toilettes.
[…] Ecrou 16587 pense à ce poème appris quand il était à l’école, qui parlait du ciel par-dessus le toit mais ce n’est pas la même chose. Il pense fugacement à sa mère puis à sa sœur mais il repousse ces pensées, il y a un instinct de survie qui se déclenche en lui […], ce nouvel instinct lui intime d’oublier son cœur, de contourner ses émotions. Tout son corps et son esprit sont ramassés, resserrés entre les quatre murs de sa cellule et il attend le repas, la promenade, il surveille sa peau, il surveille ses pensées, il garde sa peur sous ses pieds, il respire profondément et tout ça, n’est-ce pas, c’est bien suffisant quand on a dix-sept ans.