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Jean-Luc Lagarce est un dramaturge du XXème siècle, marqué par la tragédie antique et classique. Son théâtre est souvent d’inspiration autobiographique. L’ouvrage d’où est tiré cet extrait comporte plusieurs chapitres composés d’articles et d’éditoriaux, ainsi que des programmes pour le théâtre de la Roulotte, créé par Lagarce. Ce chapitre donne son titre au livre. Il s’agit d’une réflexion sur la condition humaine et résumée à ces deux notions. Lagarce livre ici sa vision du monde.

Il s’agit du début dans lequel Lagarce définit son attitude face à l’horreur du monde. Il décide de ne pas renoncer même s’il en éprouve une grande envie. Il veut se battre et s’intégrer à la foule des anonymes.


Vidéo sur le journal de Lagarce : https://www.theatre-contemporain.net/video/Jean-Luc-Lagarce-Journal-video-extrait-n-1
https://data.bnf.fr/fr/documents-by-rdt/11910641/te/page1

Et parfois, je me sens impuissant. Inutile, dans l’incapacité de tout, restant là à ne plus rien pouvoir faire, faire ou dire. Etre aveugle et sourd et imbécile encore, silencieux de ma propre imbécillité. Attendre et subir mon impuissance. Etre démuni et devoir renoncer. Etre immobile dans l’incapacité de prendre la parole, de prolonger le discours, de répondre, de dire deux ou trois choses imaginées dans la solitude et qu’on pensait essentielles.
Et parfois, je me sens inutile devant le Monde. Ce que dit la rumeur, l’arrogance omniprésente de la rumeur, ne pas le comprendre, ne pas le comprendre ou ne pas l’admettre, l’imaginer autrement, savoir qu’on doit, qu’il est de mon devoir –se dire ces mots-là : le devoir- savoir qu’il est de mon devoir de le dire d’une autre manière et ne cesser pourtant de buter contre ses reflets. Les gens tels qu’on les voit ou tels qu’on les imagine, ne pas savoir les montrer et ne pas même savoir les regarder, perdre leur secret entrevu sans jamais rien pouvoir en faire. Voir s’échapper l’évidence de leur personne.
Etre fragile et désemparé devant les bruits de la Guerre, les bruits avant-coureurs de la Guerre, les bruits effrayants et si proches de la Guerre, les entendre, croire les entendre et ne pas savoir les traduire, les prendre et les donner, en rendre l’exacte incertitude. Etre là, incapable de dire la vérité.

Jean-Luc LAGARCE
Du luxe et de l’impuissance ,  « Du luxe et de l’impuissance »
1995