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publiée en 1867, Thérèse Raquin, l’une des premières œuvres d’Emile Zola, pose les jalons du projet ambitieux du romancier. Il s’agit d’enregistrer fidèlement la réalité tout en s’appuyant sur les avancées scientifiques et médicales. En effet, Zola a compulsé de nombreux ouvrages médicaux, dont celui de Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865) et a ainsi pu s’approprier les classifications médicales pour distinguer les tempéraments des personnages. Ainsi, Camille est de tempérament lymphatique, Laurent de tempérament sanguin et Thérèse, de tempérament nerveux. Le roman va explorer les conséquences désastreuses du désir, amplifiées par la réunion de ces différents tempéraments. Dès sa parution, l’œuvre va être la cible de nombreux critiques qui la qualifient de « littérature putride ». Néanmoins, Thérèse Raquin est un succès dans les milieux artistiques et littéraires où Zola jouit déjà d’une certaine notoriété. Le roman est d’ailleurs réédité dès 1868.

Zola signe avec Thérèse Raquin l'avènement d'un nouveau courant littéraire dont il sera le principal représentant français : le naturalisme. Dans les premières lignes, il présente avec une précision quasi-scientifique le lieu où va se dérouler l’intrigue : le passage du Pont-Neuf qui abrite la boutique des Raquin. C’est là que Thérèse va vivre avec son mari Camille, puis avec son amant Laurent après le meurtre de l’époux.


affiche faisant la promotion de Thérèse Raquin pour l’édition Marpon et Flammarion (1883) http://expositions.bnf.fr/zola/grand/z042.htm

Au bout de la rue Guénégaud, lorsqu’on vient des quais, on trouve le passage du Pont-Neuf, une sorte de corridor étroit et sombre qui va de la rue Mazarine à la rue de Seine. Ce passage a trente pas de long et deux de large, au plus ; il est pavé de dalles jaunâtres, usées, descellées, suant toujours une humidité âcre ; le vitrage qui le couvre, coupé à angle droit, est noir de crasse.
Par les beaux jours d’été, quand un lourd soleil brûle les rues, une clarté blanchâtre tombe des vitres sales et traîne misérablement dans le passage. Par les vilains jours d’hiver, par les matinées de brouillard, les vitres ne jettent que de la nuit sur les dalles gluantes, de la nuit salie et ignoble.
À gauche, se creusent des boutiques obscures, basses, écrasées, laissant échapper des souffles froids de caveau. Il y a là des bouquinistes, des marchands de jouets d’enfant, des cartonniers, dont les étalages gris de poussière dorment vaguement dans l’ombre ; les vitrines, faites de petits carreaux, moirent étrangement les marchandises de reflets verdâtres ; au-delà, derrière les étalages, les boutiques pleines de ténèbres sont autant de trous lugubres dans lesquels s’agitent des formes bizarres.
À droite, sur toute la longueur du passage, s’étend une muraille contre laquelle les boutiquiers d’en face ont plaqué d’étroites armoires ; des objets sans nom, des marchandises oubliées là depuis vingt ans s’y étalent le long de minces planches peintes d’une horrible couleur brune. Une marchande de bijoux faux s’est établie dans une des armoires ; elle y vend des bagues de quinze sous, délicatement posées sur un lit de velours bleu, au fond d’une boîte en acajou.
Au-dessus du vitrage, la muraille monte, noire, grossièrement crépie, comme couverte d’une lèpre et toute couturée de cicatrices.

Emile Zola
Thérèse Raquin, chapitre I ; incipit la découverte du passage du Pont-Neuf
1867