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Publié en 1885, Germinal est la treizième œuvre de la série des Rougon-Macquart qui en compte vingt. Lorsque le roman paraît, la société française est encore considérablement marquée par les crises politiques et sociales qui l’ont secouée. Zola situe sa série des Rougon-Macquart pendant la période du Second Empire et s’inspire des grandes grèves qui ont éclaté depuis 1878 dans les régions minières. Malgré les lois votées en 1841 et 1851, le sort des enfants ouvriers ne s’améliore pas. Pour écrire ce roman, Emile Zola a réuni une large documentation sur le travail dans les mines. Germinal a, comme d’autres opus de l’auteur, provoqué de nombreuses réactions négatives. Pourtant, selon l’auteur, l’œuvre littéraire doit s’approprier les méthodes scientifiques et le roman devient alors un « laboratoire » où le romancier où le romancier observe et expérimente les influences du milieu et de l’hérédité que les individus subissent.

Fils de Gervaise Macquart et de son amant Auguste Lantier, le jeune Etienne Lantier s'est fait renvoyer de son travail pour avoir donné une gifle à son employeur. Chômeur, il part, en pleine crise industrielle, dans le Nord de la France, à la recherche d’un nouvel emploi. Il se fait embaucher aux mines de Montsou (lieu fictif ressemblant aux villes minières du nord de la France) et connaît des conditions de travail effroyables. Lorsque la grève éclate, la Compagnie des Mines adopte une position très dure et refuse toute négociation. Après des semaines de lutte, le mouvement se durcit. Affamés, les mineurs veulent obliger les non-grévistes à les rejoindre. Les bourgeois (l’ingénieur Négrel, Mme Hennebeau, femme du directeur de la mine, sa fille Cécile et les deux filles d’un actionnaire de la Compagnie des mines : Lucie et Jeanne) qui voient arriver le groupe se cachent dans une grange.


l’affiche parue dans Le Cri du peuple : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9012974m.r=zola%20germinal?rk=107296;4

La foule des grévistes
Le roulement de tonnerre approchait, la terre fut ébranlée, et Jeanlin galopa le premier, soufflant dans sa corne.
« Prenez vos flacons, la sueur du peuple qui passe ! » murmura Négrel, qui, malgré ses convictions républicaines, aimait à plaisanter la canaille avec les dames.
Mais son mot spirituel fut emporté dans l’ouragan des gestes et des cris. Les femmes avaient paru, près d’un millier de femmes, aux cheveux épars, dépeignés par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudités de femelles lasses d’enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient, l’agitaient, ainsi qu’un drapeau de deuil et de vengeance. D’autres, plus jeunes, avec des gorges gonflées de guerrières, brandissaient des bâtons ; tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort, que les cordes de leurs cous décharnés semblaient se rompre. Et les hommes déboulèrent ensuite, deux mille furieux, des galibots, des haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui roulait d’un seul bloc, serrée, confondue, au point qu’on ne distinguait ni les culottes déteintes, ni les tricots de laine en loques, effacés dans la même uniformité terreuse. Les yeux brûlaient, on voyait seulement les trous des bouches noires, chantant La Marseillaise, dont les strophes se perdaient en un mugissement confus, accompagné par le claquement des sabots sur la terre dure. Au-dessus des têtes, parmi le hérissement des barres de fer, une hache passa, portée toute droite ; et cette hache unique, qui était comme l’étendard de la bande, avait, dans le ciel clair, le profil aigu d’un couperet de guillotine.
« Quels visages atroces ! » balbutia Mme Hennebeau.
Négrel dit entre ses dents :
« Le diable m’emporte si j’en reconnais un seul ! D’où sortent-ils donc, ces bandits-là ? »
Et, en effet, la colère, la faim, ces deux mois de souffrance et cette débandade enragée au travers des fosses, avaient allongé en mâchoires de bêtes fauves les faces placides des houilleurs de Montsou. À ce moment, le soleil se couchait, les derniers rayons, d’un pourpre sombre, ensanglantaient la plaine. Alors, la route sembla charrier du sang, les femmes, les hommes continuaient à galoper, saignants comme des bouchers en pleine tuerie.
« Oh ! superbe ! » dirent à demi-voix Lucie et Jeanne, remuées dans leur goût d’artistes par cette belle horreur.
Elles s’effrayaient pourtant, elles reculèrent près de Mme Hennebeau, qui s’était appuyée sur une auge. L’idée qu’il suffisait d’un regard, entre les planches de cette porte disjointe, pour qu’on les massacrât, la glaçait. Négrel se sentait blêmir, lui aussi, très brave d’ordinaire, saisi là d’une épouvante supérieure à sa volonté, une de ces épouvantes qui soufflent de l’inconnu. Dans le foin, Cécile ne bougeait plus. Et les autres, malgré leur désir de détourner les yeux, ne le pouvaient pas, regardaient quand même.

Emile Zola
Germinal, partie V, chapitre 5 la foule des grévistes
1885