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Emile Zola met en place dans L’Assommoir la théorie littéraire qu’il énonce dans Le Roman expérimental et qui s’inspire des méthodes scientifiques nouvelles. Il s’agit de montrer l’influence des lois de l’hérédité et du milieu sur les individus à partir des personnages et des pressions qui s’exercent sur eux. Pour cela, il fait le choix de suivre les méandres d’une famille, les Rougon-Macquart, sur plusieurs générations. Tout condamne donc par avance Gervaise, héroïne de L’Assommoir à l’alcoolisme, à la misère, voire à la prostitution. Zola met ainsi sous les yeux de son lecteur la réalité et les injustices de la vie ouvrière. Gervaise arrive à Paris à seize ans à peine, avec son amant Auguste Lantier et leurs deux enfants. Lantier décide très vite de les quitter, les laissant ainsi sans le sou. Gervaise devient blanchisseuse et travaille durement pour survivre. Elle est bientôt courtisée par un voisin qui semble bien élevé et travailleur, Coupeau, un zingueur, qu’elle épouse et dont elle a une fille. Issus de familles d’alcooliques, ils se promettent de placer un bonheur modeste au-dessus de tout. Malheureusement, à la suite d’une chute depuis le haut d’un toit, alors que sa fille Nana l’appelle, Coupeau se met à boire et à ignorer le travail. Gervaise trouve de l’aide et du réconfort auprès du forgeron Goujet qui l’aime secrètement. Après bien des rêves déçus et bien des déboires, Gervaise finit par ne plus rien espérer de la vie et se laisse aller.

Gervaise a dû abandonner sa boutique et son logement ; Coupeau et elle occupent désormais une petite chambre. Incapable de conserver un emploi, le couple sombre dans la misère, la faim et l’alcoolisme. Cette déchéance est plus globalement celle d’une classe sociale, le peuple, que décrit minutieusement Zola. Dans ce passage, situé à la fin du roman, Gervaise assiste au martyre de Lalie Bijard, sa petite voisine, qui meurt sous les coups de son père.

« Écoute encore, reprit Lalie après un silence. Nous devons quatre francs sept sous au boulanger ; il faudra payer ça... Madame Gaudron a un fer à nous que tu lui réclameras... Ce soir, je n'ai pas pu faire de la soupe, mais il reste du pain, et tu mettras chauffer les pommes de terre... »
Jusqu'à son dernier râle, ce pauvre chat restait la petite mère de tout son monde. En voilà une qu'on ne remplacerait pas, bien sûr ! Elle mourait d'avoir eu à son âge la raison d'une vraie mère, la poitrine encore trop tendre et trop étroite pour contenir une aussi large maternité. Et, s'il perdait ce trésor, c' était bien la faute de sa bête féroce de père. Après avoir tué la maman d'un coup de pied, est-ce qu'il ne venait pas de massacrer la fille ! Les deux bons anges seraient dans la fosse, et lui n'aurait plus qu'à crever comme un chien au coin d'une borne.
Gervaise, cependant, se retenait pour ne pas éclater en sanglots. Elle tendait les mains, avec le désir de soulager l'enfant; et, comme le lambeau de drap glissait, elle voulut le rabattre et arranger le lit. Alors, le pauvre petit corps de la mourante apparut. Ah ! Seigneur ! quelle misère et quelle pitié ! Les pierres auraient pleuré. Lalie était toute nue, un reste de camisole aux épaules en guise de chemise; oui, toute nue, et d'une nudité saignante et douloureuse de martyre. Elle n'avait plus de chair, les os trouaient la peau. Sur les côtes, de minces zébrures violettes descendaient jusqu'aux cuisses, les cinglements du fouet imprimés là tout vifs. Une tache livide cerclait le bras gauche, comme si la mâchoire d'un étau avait broyé ce membre si tendre, pas plus gros qu'une allumette. La jambe droite montrait une déchirure mal fermée, quelque mauvais coup rouvert chaque matin en trottant pour faire le ménage. Des pieds à la tête, elle n' était qu'un noir. Oh ! ce massacre de l'enfance, ces lourdes pattes d'homme écrasant cet amour de quiqui, cette abomination de tant de faiblesse râlant sous une pareille croix ! On adore dans les églises des saintes fouettées dont la nudité est moins pure. Gervaise, de nouveau, s'était accroupie, ne songeant plus à tirer le drap, renversée par la vue de ce rien du tout pitoyable, aplati au fond du lit; et ses lèvres tremblantes cherchaient des prières.
« Madame Coupeau, murmura la petite, je vous en prie... »
De ses bras trop courts, elle cherchait à rabattre le drap, toute pudique, prise de honte pour son père. Bijard, stupide, les yeux sur ce cadavre qu'il avait fait, roulait toujours la tête, du mouvement ralenti d'un animal qui a de l'embêtement.

Emile Zola
L'Assommoir, chapitre XII « la mort de Lalie Bijart »
1877