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S’il n’est pas besoin de présenter Marguerite Yourcenar, première immortelle élue à l’Académie française, il convient de rappeler que sa renommée doit beaucoup à cette biographie fictive mais à haute valeur historique, conçue dix ans après la deuxième guerre mondiale et traduite en plusieurs langues. Yourcenar y laisse sa voix à Hadrien, empereur réel qui a régné, à cheval sur le premier et le deuxième siècle après Jésus Christ, sur un immense empire, allant de l’Ecosse à l’Egypte, et de la méditerranée au Danube. Mais surtout, cet empire a été en paix, et dans ces lendemains de guerre, Yourcenar y cherche une diagonale de perspective pour jauger les temps actuels. Le véritable Hadrien n’était pas écrivain. Il nous a laissé quelques vers dont elle orne ses débuts de chapitres « animula, vagula, blandula »… Mais il fut homme d’action, politicien, légiste, gardien d’une civilisation. Elle fait de lui une pensée avisée, fruit d’une vie dédiée à l’action politique, et une voix méditative, adressée, à travers l’interlocuteur « Marc », Marc-Aurèle, à nous tous.

Dans cet incipit, contrairement aux traditions de l’autobiographie, Hadrien ne commence pas par son début de vie, mais par le milieu, c'est-à-dire le présent. C’en est aussi la fin, puisque l’homme a alors 60 ans, un grand âge dans l’Antiquité. Il décrit la scène qui le fait rencontrer son médecin pour un examen alarmiste : signe qu’est venu le temps des bilans. Un présent de l’écriture quasi immédiat (je suis descendu ce matin) nous fait comprendre qu’il prend la plume juste après. L’enjeu de la scène est double : nous faire entrer, lecteur du XX°s, dans l’intimité d’un homme de l’Antiquité. Et faire de ce réel un univers le plus sensible possible.

Mon cher Marc,
Je suis descendu ce matin chez mon médecin Hermogène, qui vient de rentrer à la Villa après un assez long voyage en Asie. L’examen devait se faire à jeun : nous avions pris rendez-vous pour les premières heures de la matinée. Je me suis couché sur un lit après m’être dépouillé de mon manteau et de ma tunique. Je t’épargne des détails qui te seraient aussi désagréables qu’à moi-même, et la description du corps d’un homme qui avance en âge et s’apprête à mourir d’une hydropisie du cœur. Disons seulement que j’ai toussé, respiré, et retenu mon souffle selon les indications d’Hermogène, alarmé malgré lui par les progrès si rapides du mal, et prêt à en rejeter le blâme sur le jeune Iollas qui m’a soigné en son absence. Il est difficile de rester empereur en présence d’un médecin, et difficile aussi de garder sa qualité d’homme. L’œil du praticien ne voyait en moi qu’un monceau d’humeurs, triste amalgame de lymphe et de sang. Ce matin, l’idée m’est venue pour la première fois que mon corps, ce fidèle compagnon, cet ami plus sûr, mieux connu de moi que mon âme, n’est qu’un monstre sournois qui finira par dévorer son maître. Paix… J’aime mon corps ; il m’a bien servi, et de toutes les façons, et je ne lui marchande pas les soins nécessaires. Mais je ne compte plus, comme Hermogène prétend encore le faire, sur les vertus merveilleuses des plantes, le dosage exact des sels minéraux qu’il est allé chercher en Orient. Cet homme pourtant si fin m’a débité de vagues formules de réconfort, trop banales pour tromper personne ; il sait combien je hais ce genre d’imposture, mais on n’a pas impunément exercé la médecine pendant plus de trente ans. Je pardonne à ce bon serviteur cette tentative pour me cacher ma mort. Hermogène est savant ; il est même sage ; sa probité est bien supérieure à celle du vulgaire médecin de cour. J’aurai pour lot d’être le plus soigné des malades. Mais nul ne peut dépasser les limites prescrites ; mes jambes enflées ne me soutiennent plus pendant les longues cérémonies romaines ; je suffoque ; et j’ai soixante ans.

Marguerite Yourcenar
Mémoires d'Hadrien , Incipit 
1951