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Mémoires d’Hadrien est un roman historique, et un portrait de l’empereur romain Hadrien, qui a régné au IIe siècle après JC. Cette œuvre se présente également comme une lettre écrite par l’empereur vieillissant à son petit-fils adoptif de dix-sept ans, Marc Aurèle, qui devrait lui succéder bientôt : il veut le préparer à sa haute fonction. Ce récit est donc écrit à la première personne, et par sa longueur tient plus de l’autobiographie ou du roman épistolaire que de la lettre. Marguerite Yourcenar écrit ce roman au lendemain de la deuxième guerre mondiale, après une gestation de près de vingt ans : en effet, elle relate elle-même que deux premières versions ont été tentées, dès l’âge de 19 ans. Elle explique également qu’Hadrien ayant régné sur un immense empire, au sein de la « Pax Romana », sa parole et sa vie étaient une perspective pour s’interroger sur l’équilibre fragile de la paix à toutes les époques.

Hadrien relate dans cet extrait ses campagnes guerrières contre les barbares aux frontières du Danube, alors qu’il n’était pas encore empereur mais jeune général de l’armée romaine. Il y évoque un rite, associé au culte de Mitrha, qui donne aux adeptes l’énergie et l’état d’esprit nécessaire pour aller au combat. Ce rite initiatique consistait pour le soldat à recevoir l’aspersion du sang d’un taureau égorgé au-dessus de lui.


Tableau de Jean-Jacques Louis David, « Le premier consul franchissant le col du Saint Bernard » exécuté en 1800-1803. Que vous inspirent ces deux représentations d’empereur (ou futur empereur) ?
Comparez cet autoportrait fictif avec un autoportrait de l’artiste Francis Bacon. (ex : » Selfportrait », huile sur toile 1971 conservée au Centre Pompidou)
Document INA : interview par Bernard Pivot: Yourcenar évoque elle-même la genèse de l’œuvre. (document audio) https://www.youtube.com/watch?v=zPso1bWh3DY (7’20)

Je me souviens que le poids du taureau agonisant faillit faire crouler le plancher à claire-voie sous lequel je me tenais pour recevoir l’aspersion sanglante. J’ai réfléchi par la suite aux dangers que ces sortes de sociétés presque secrètes pourraient faire courir à l’État sous un prince faible, et j’ai fini par sévir contre elles, mais j’avoue qu’en présence de l’ennemi elles donnent à leurs adeptes une force quasi divine. Chacun de nous croyait échapper aux étroites limites de sa condition d’homme, se sentait à la fois lui-même et l’adversaire, assimilé au dieu dont on ne sait plus très bien s’il meurt sous forme bestiale ou s’il tue sous forme humaine. Ces rêves bizarres, qui aujourd’hui parfois m’épouvantent, ne différaient d’ailleurs pas tellement des théories d’Héraclite sur l’identité de l’arc et du but. Ils m’aidaient à tolérer la vie. La victoire et la défaite étaient mêlées, confondues, rayons différents d’un même jour solaire. Ces fantassins daces que j’écrasais sous les sabots de mon cheval, ces cavaliers sarmates abattus plus tard dans des corps à corps où nos montures cabrées se mordaient au poitrail, je les frappais d’autant plus aisément que je m’identifiais à eux. Abandonné sur un champ de bataille, mon corps dépouillé de vêtements n’eût pas tant différé du leur. Le choc du dernier coup d’épée eût été le même. Je t’avoue ici des pensées extraordinaires, qui comptent parmi les plus secrètes de ma vie, et une étrange ivresse que je n’ai jamais retrouvée exactement sous cette forme.

Marguerite Yourcenar
Mémoires d'Hadrien, L’extrait se situe dans la deuxième partie de l’œuvre, intitulée « Varius multiplex multiformis » (La multiple variété des formes).  ( Le culte de Mithra)
1951