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Micomégas est un conte philosophique dans lequel Voltaire rend accessibles les connaissances scientifiques et philosophiques du XVIIIème siècle. Micromégas est un géant philosophe de 39 kilomètres de haut qui vit sur Sirius. Contraint de s’exiler à la suite de ses travaux scientifiques contestés par les autorités religieuses, il décide d’ « achever de se former l’esprit et le corps » en voyageant à travers l’univers. Au cours de ses périples, il parvient sur Saturne et fait la connaissance du secrétaire de l’Académie de Saturne, un « nain » qui ne mesure que 2 kilomètres ! Nourri de références à l’actualité et d’allusions aux personnalités de son temps, Micromégas reflète quelques-uns des grands traits qui caractérisent l’esprit des Lumières : goût des voyages, curiosité insatiable, conscience aiguë de la relativité des cultures.

Dans ce passage, il engage, avec le secrétaire, une discussion sur la nature et sur la nécessité de relativiser la place de l’homme dans l’univers.

Après que Son Excellence se fut couchée, et que le secrétaire se fut approché de son visage : « Il faut avouer, dit Micromégas, que la nature est bien variée. - Oui, dit le Saturnien ; la nature est comme un parterre dont les fleurs ... - Ah ! dit l'autre, laissez là votre parterre. - Elle est, reprit le secrétaire, comme une assemblée de blondes et de brunes, dont les parures ... - Eh ! qu'ai-je à faire de vos brunes ? dit l'autre. - Elle est donc comme une galerie de peintures dont les traits ... - Eh non ! dit le voyageur ; encore une fois, la nature est comme la nature. Pourquoi lui chercher des comparaisons ? - Pour vous plaire, répondit le secrétaire. - Je ne veux point qu'on me plaise, répondit le voyageur ; je veux qu'on m'instruise : [...] commencez d' abord par me dire combien les hommes de votre globe ont de sens. - Nous en avons soixante et douze, dit l'académicien, et nous nous plaignons tous les jours du peu. Notre imagination va au delà de nos besoins ; nous trouvons qu'avec nos soixante et douze sens, notre anneau, nos cinq lunes, nous sommes trop bornés ; et, malgré toute notre curiosité et le nombre assez grand de passions qui résultent de nos soixante et douze sens, nous avons tout le temps de nous ennuyer. - Je le crois bien, dit Micromégas, car dans notre globe nous avons près de mille sens, et il nous reste encore je ne sais quel désir vague, je ne sais quelle inquiétude, qui nous avertit sans cesse que nous sommes peu de chose, et qu'il y a des êtres beaucoup plus parfaits. J'ai un peu voyagé ; j' ai vu des mortels fort au-dessous de nous ; j' en ai vu de fort supérieurs ; mais je n'en ai vu aucun qui n'ait plus de désirs que de vrais besoins, et plus de besoins que de satisfaction. J'arriverai peut-être un jour au pays où il ne manque rien ; mais jusqu'à présent personne ne m'a donné de nouvelles positives de ce pays-là ». Le Saturnien et le Sirien s'épuisèrent alors en conjectures ; mais, après beaucoup de raisonnements fort ingénieux et fort incertains, il en fallut revenir aux faits.
« Combien de temps vivez-vous ? dit le Sirien. - Ah ! bien peu, répliqua le petit homme de Saturne. - C'est tout comme chez nous, dit le Sirien ; nous nous plaignons toujours du peu. Il faut que ce soit une loi universelle de la nature. - Hélas ! nous ne vivons, dit le Saturnien, que cinq cents grandes révolutions du soleil. ( Cela revient à quinze mille ans ou environ, à compter à notre manière.) Vous voyez bien que c'est mourir presque au moment que l'on est né ; notre existence est un point, notre durée un instant, notre globe atome. À peine a-t-on commencé à s' instruire un peu que la mort arrive avant qu'on ait de l'expérience. Pour moi, je n'ose faire aucun projet ; je me trouve comme une goutte d' eau dans un océan immense. Je suis honteux, surtout devant vous, de la figure ridicule que je fais dans ce monde. »

Voltaire
Micromégas, Chapitre II « Conversation de l'habitant de Sirius avec celui de Saturne »
1752