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Le texte, qui relève autant du roman que du conte philosophique, relate l’histoire d’un Huron, jeune Indien du Canada, qui découvre les mœurs des Européens et les égarements du fanatisme religieux. Le jeune homme débarqué en Bretagne, apprend sa parenté avec l’abbé de Kerkabon qui l’a accueilli par hasard ; converti au catholicisme, il s’éprend de sa marraine, Mlle de Saint-Yves. La suite de ses péripéties l’amène à combattre des Anglais et à prendre aussi la défense de quelques protestants. Embastillé pour cette raison, il commence à remettre en question sa nouvelle religion. Mlle de Saint-Yves, très amoureuse de lui, doit, pour le faire libérer, se compromettre avec un évêque. Elle réussit à lui rendre ainsi sa liberté mais se suicide de honte, et d’impuissance à pouvoir aimer celui qui est lié à elle par la religion, son filleul. L’histoire se situe au XVIIe siècle et remet en cause le pouvoir des jésuites tout en critiquant également celui des jansénistes (protestants) du XVIIIe.

L’incipit du texte permet de mettre en situation immédiate le personnage éponyme : en effet, alors que l'abbé de Kerkabon et sa sœur se lamentent sur la mort de leur frère et de sa femme partis au Canada, arrive un bateau anglais. Tandis que les Anglais, venus pour « vendre quelques denrées de leur pays », ne regardent ni le prieur ni sa sœur, un Huron se présente à eux et la confrontation entre monde européen dit civilisé et monde indigène, dit « sauvage », a lieu. Les Kerkabon l’invitent à dîner et découvrent l’origine de son surnom, tandis que lui-même fait l’apprentissage de l’étroitesse d’esprit et de la curiosité de ses hôtes.


Observez le frontispice de l’Encyclopédie disponible sur le site de la BNF : http://classes.bnf.fr/dossitsm/gc394-28.htm Quel lien établissez-vous entre le projet des Encyclopédistes résumé par le dessin de Cochin et ce texte de Voltaire ?

Monsieur le prieur, jugeant à son accent qu’il n’était pas anglais, prit la liberté de lui demander de quel pays il était. « Je suis Huron», lui répondit le jeune homme.
Mlle de Kerkabon, étonnée et enchantée de voir un Huron qui lui avait fait des politesses, pria le jeune homme à souper ; il ne se fit pas prier deux fois, et tous trois allèrent de compagnie au prieuré de Notre-Dame de la Montagne.
La courte et ronde demoiselle le regardait de tous ses petits yeux, et disait de temps en temps au prieur : « Ce grand garçon-là a un teint de lis et de rose ! qu’il a une belle peau pour un Huron ! — Vous avez raison, ma sœur, disait le prieur. » Elle faisait cent questions coup sur coup, et le voyageur répondait toujours fort juste.
Le bruit se répandit bientôt qu’il y avait un Huron au prieuré. La bonne compagnie du canton s’empressa d’y venir souper. L’abbé de Saint-Yves y vint avec mademoiselle sa sœur, jeune basse-brette, fort jolie et très bien élevée. Le bailli, le receveur des tailles, et leurs femmes, furent du souper. On plaça l’étranger entre Mlle de Kerkabon et Mlle de Saint-Yves. Tout le monde le regardait avec admiration ; tout le monde lui parlait et l’interrogeait à la fois ; le Huron ne s’en émouvait pas. Il semblait qu’il eût pris pour sa devise celle de milord Bolingbroke: Nihil admirari. (Ne s’étonner de rien). Mais à la fin, excédé de tant de bruit, il leur dit avec assez de douceur, mais avec un peu de fermeté : « Messieurs, dans mon pays on parle l’un après l’autre ; comment voulez-vous que je vous réponde quand vous m’empêchez de vous entendre ? » La raison fait toujours rentrer les hommes en eux-mêmes pour quelques moments : il se fit un grand silence. Monsieur le bailli, qui s’emparait toujours des étrangers dans quelque maison qu’il se trouvât, et qui était le plus grand questionneur de la province, lui dit en ouvrant la bouche d’un demi-pied : « Monsieur, comment vous nommez-vous ? — On m’a toujours appelé l’Ingénu, reprit le Huron, et on m’a confirmé ce nom en Angleterre, parce que je dis toujours naïvement ce que je pense, comme je fais tout ce que je veux.

Voltaire
L'Ingénu, Chapitre I Incipit
1767