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Les Fleurs du Mal est un important recueil de poèmes en vers qui fera date pour bon nombre de poètes à venir. A sa sortie en 1857, il est mal reçu dans une société où la poésie et le statut du poète sont déconsidérés. Un procès pour son œuvre, jugée comme immorale, portant « atteinte aux bonnes mœurs » lui sera intenté. Il l’a initialement conçue en cinq sections : « Spleen et Idéal », « Le vin », « Fleurs du Mal », « Révolte » et « La Mort ». Chaque poème ou chaque section peut se lire individuellement, mais l’ampleur du projet poétique, esthétique et philosophique prend tout son sens quand on en perçoit la cohérence et les échos.

Le titre du recueil Les Fleurs du Mal souligne l’originalité et la modernité des sources d’inspiration de Baudelaire. Ainsi « Une Charogne » est un des poèmes les plus marquants qui vaudra à son auteur le surnom de « Prince des Charognes » par ceux qui ne l’estiment guère. On le trouve dans la section « Spleen et Idéal ».


Caricature de Baudelaire, marchant à côté d’une charogne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8540222p.item
Anthologie poétique de l’humour noir (enregistrements sonores dont un extrait d’ « Une Charogne ») : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k88035199.media
Postérité de Baudelaire : https://www.lumni.fr/article/posterite-de-baudelaire

1
Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
 
Ce beau matin d'été si doux :
 
Au détour d' un sentier une charogne infâme
 
Sur un lit semé de cailloux,

5
Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,
 
Brûlante et suant les poisons,
 
Ouvrait d' une façon nonchalante et cynique
 
Son ventre plein d'exhalaisons.

9
Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
 
Comme afin de la cuire à point,
 
Et de rendre au centuple à la grande Nature
 
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;

13
Et le ciel regardait la carcasse superbe
 
Comme une fleur s'épanouir.
 
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
 
Vous crûtes vous évanouir.

17
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
 
D' où sortaient de noirs bataillons
 
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
 
Le long de ces vivants haillons.

21
Tout cela descendait, montait comme une vague,
 
Ou s'élançait en pétillant ;
 
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
 
Vivait en se multipliant.

25
Et ce monde rendait une étrange musique,
 
Comme l'eau courante et le vent,
 
Ou le grain qu' un vanneur d' un mouvement rythmique
 
Agite et tourne dans son van.

29
Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
 
Une ébauche lente à venir,
 
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
 
Seulement par le souvenir.

33
Derrière les rochers une chienne inquiète
 
Nous regardait d'un œil fâché,
 
Epiant le moment de reprendre au squelette
 
Le morceau qu'elle avait lâché.

37
— Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
 
A cette horrible infection,
 
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
 
Vous, mon ange et ma passion !

41
Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
 
Après les derniers sacrements,
 
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
 
Moisir parmi les ossements.

45
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
 
Qui vous mangera de baisers,
 
Que j' ai gardé la forme et l' essence divine
 
De mes amours décomposés !


Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal , dans « Spleen et Idéal » « Une Charogne »
1857