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Voltaire invente le conte philosophique qui lui permet, à travers les tribulations de ses héros, d’exposer son point de vue sur la morale et la religion, le pouvoir et la liberté. Candide ou l’optimisme met en scène le jeune Candide, élevé par son maître Pangloss dans l’illusion que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ». Chassé de son pays natal, la Westphalie, il parcourt la planète, découvrant au cours de ses mésaventures les terribles réalités qui l’habitent.

C’est ainsi qu’au cours du long périple qui lui permet de mieux comprendre les réalités du monde qui l’entoure et l’intolérance des hommes, il rencontre un esclave estropié, victime de la cruauté de son maître. Dans un récit en apparence neutre, l’esclave va dénoncer sa condition. Cet épisode va bouleverser Candide et marquer une étape décisive dans son évolution.

En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n'ayant plus que la moitié de son habit, c'est-à-dire d'un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite.
« Eh ! mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l'état horrible où je te vois ?
- J'attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre.
- Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t'a traité ainsi ?
- Oui, monsieur, dit le nègre, c'est l'usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l'année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : « Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore- les toujours, ils te feront vivre heureux ; tu as l'honneur d'être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère. » Hélas ! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, mais ils n'ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous ; les fétiches hollandais qui m'ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d'Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. Or vous m'avouerez qu'on ne peut pas en user avec ses parents d'une manière plus horrible.
- O Pangloss ! s'écria Candide, tu n'avais pas deviné cette abomination ; c'en est fait, il faudra qu'à la fin je renonce à ton optimisme.
- Qu'est-ce qu'optimisme ? disait Cacambo.
- Hélas ! dit Candide, c'est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal » ; et il versait des larmes en regardant son nègre ; et en pleurant, il entra dans Surinam.

Voltaire
Candide ou l'optimisme, Chapitre XIX « Le Nègre de Surinam »
1759