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Voltaire, de son vrai nom François-Marie AROUET, écrit ce conte philosophique en réaction à la philosophie de Leibniz qui tente de faire coïncider l’idée d’un Dieu bon et les injustices ainsi que la violence du monde. Pour lui, la question de l’existence de Dieu se pose puisque le mal est si répandu. Les thèses de Leibniz s’appuient pourtant sur une démonstration mathématique : parmi toutes les combinaisons possibles pour fabriquer le monde ou compossibilités, Dieu a choisi les meilleures mais il n’a pu anticiper l’action parfois défaillante de l’homme. Voltaire combat cette théodicée en montrant que cette philosophie est trop théorique et ne résiste pas à l’épreuve du monde et en particulier au tremblement de terre de Lisbonne (1755). Pour cette raison il invente un personnage naïf, Candide, qui n’a reçu comme éducation que l’enseignement leibnitzien par l’intermédiaire de son précepteur Pangloss. Candide va vite être confronté à la dure réalité du monde qui illustre indirectement celui du XVIIIe s. Le conte d’apprentissage permet au héros de parvenir au véritable éveil philosophique, celui qu’envisagent Voltaire et les Lumières.

Candide, enfant naturel de la sœur du baron de Thunder-Ten-Tronkh, vit dans l’illusion d’un monde utopique : sa famille est riche ; Cunégonde, celle qu’il aime est unique ; son précepteur est un bon philosophe. Pour autant il connait une première injustice en étant chassé du château pour avoir tenté d’embrasser Cunégonde tandis que Pangloss se permettait d’obtenir les faveurs de la servante. Contraint à découvrir le monde, il en fait le dur apprentissage. Le passage se situe au moment où après avoir vécu la guerre, la pauvreté et la perte de leur ami protestant Jacques lors d’une tempête, il débarque à Lisbonne, détruite alors par un tremblement de terre.


https://candide.bnf.fr/illustration?from=https%3A%2F%2Fcandide.bnf.fr%2Fjardin%2Farbre%2F1182%231&img=can_235

COMMENT ON FIT UN BEL AUTO-DA-FÉ POUR EMPÊCHER LES TREMBLEMENTS DE TERRE, ET COMMENT CANDIDE FUT FESSÉ
Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays n'avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel auto-da-fé ; il était décidé par l'université de Coïmbre que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terre de trembler.
On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d'avoir épousé sa commère, et deux Portugais qui en mangeant un poulet en avaient arraché le lard : on vint lier après le dîner le docteur Pangloss et son disciple Candide, l'un pour avoir parlé, et l'autre pour avoir écouté avec un air d'approbation : tous deux furent menés séparément dans des appartements d'une extrême fraîcheur, dans lesquels on n'était jamais incommodé du soleil ; huit jours après ils furent tous deux revêtus d'un san-benito, et on orna leurs têtes de mitres de papier : la mitre et le san-benito de Candide étaient peints de flammes renversées et de diables qui n'avaient ni queues ni griffes ; mais les diables de Pangloss portaient griffes et queues, et les flammes étaient droites. Ils marchèrent en procession ainsi vêtus, et entendirent un sermon très pathétique, suivi d'une belle musique en faux-bourdon. Candide fut fessé en cadence, pendant on chantait ; le Biscayen et les deux hommes qui n'avaient point voulu manger de lard furent brûlés et Pangloss fut pendu, quoique ce ne soit pas la coutume. Le même jour la terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable.
Candide, épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant, tout palpitant, se disait à lui-même : « Si c'est ici le meilleur des mondes possibles, que sont donc les autres ? Passe encore si je n'étais que fessé, je l'ai été chez les Bulgares. Mais, ô mon cher Pangloss ! le plus grand des philosophes, faut-il vous avoir vu pendre sans que je sache pourquoi ! Ô mon cher anabaptiste, le meilleur des hommes, faut-il que vous ayez été noyé dans le port ! Ô Mlle Cunégonde ! la perle des filles, faut-il qu'on vous ait fendu le ventre ! »
Il s'en retournait, se soutenant à peine, prêché, fessé, absous et béni, lorsqu'une vieille l'aborda et lui dit: « Mon fils, prenez courage, suivez-moi. »

Voltaire
Candide , Chapitre VI (in extenso) (L’auto-da-fé)
1795