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Quand Le Rouge et le Noir paraît, en 1830, le Romantisme est un mouvement artistique encore très en vogue. Toutefois l’on peut percevoir dans le roman la distance prise par Stendhal qui s’attache à analyser ses personnages, non sans les égratigner parfois. En cela, il se rapproche de l’esthétique réaliste dans ce roman qui suit le parcours de Julien Sorel, fils de charpentier, personnage ambitieux qui saura se distinguer dans la société de la Restauration, pourtant peu propice à laisser de la place à ceux qui ne sont pas bien nés ou fortunés.

Julien Sorel a été engagé comme précepteur des enfants de Monsieur de Rênal, maire d’une petite ville du Doubs. Il séduit sa femme, plus par défi personnel que par véritable passion. Mme de Rênal est pieuse et attentive à ses devoirs de mère et d’épouse. Dans le chapitre 15 intitulé « Le Chant du coq », Il lui a déclaré : « Madame, cette nuit à deux heures, j’irai dans votre chambre, je dois vous dire quelque chose », ce qu’il fait, malgré sa résistance à elle et malgré ses craintes à lui. Les deux amants viennent de consommer leur première nuit d’amour.


Présentation de l’œuvre, approfondissement et autres extraits : https://gallica.bnf.fr/essentiels/stendhal/rouge-noir
Présentation de Stendhal : https://gallica.bnf.fr/essentiels/stendhal

Mais, dans les moments les plus doux, victime d’un orgueil bizarre, il prétendit encore jouer le rôle d’un homme accoutumé à subjuguer des femmes : il fit des efforts d’attention incroyables pour gâter ce qu’il avait d’aimable. Au lieu d’être attentif aux transports qu’il faisait naître, et aux remords qui en relevaient la vivacité, l’idée du devoir ne cessa jamais d’être présente à ses yeux. Il craignait un remords affreux et un ridicule éternel, s’il s’écartait du modèle idéal qu’il se proposait de suivre. En un mot, ce qui faisait de Julien un être supérieur fut précisément ce qui l’empêcha de goûter le bonheur qui se plaçait sous ses pas. C’est une jeune fille de seize ans, qui a des couleurs charmantes, et qui, pour aller au bal, a la folie de mettre du rouge.
Mortellement effrayée de l’apparition de Julien, madame de Rênal fut bientôt en proie aux plus cruelles alarmes. Les pleurs et le désespoir de Julien la troublaient vivement.
Même, quand elle n’eut plus rien à lui refuser, elle repoussait Julien loin d’elle, avec une indignation réelle, et ensuite se jetait dans ses bras. Aucun projet ne paraissait dans toute cette conduite. Elle se croyait damnée sans rémission, et cherchait à se cacher la vue de l’enfer, en accablant Julien des plus vives caresses. En un mot, rien n’eût manqué au bonheur de notre héros, pas même une sensibilité brûlante dans la femme qu’il venait d’enlever, s’il eût su en jouir. Le départ de Julien ne fit point cesser les transports qui l’agitaient malgré elle, et ses combats avec les remords qui la déchiraient.
Mon Dieu ! être heureux, être aimé, n’est-ce que ça ? Telle fut la première pensée de Julien, en rentrant dans sa chambre. Il était dans cet état d’étonnement et de trouble inquiet où tombe l’âme qui vient d’obtenir ce qu’elle a longtemps désiré. Elle est habituée à désirer, ne trouve plus quoi désirer, et cependant n’a pas encore de souvenirs. Comme le soldat qui revient de la parade, Julien fut attentivement occupé à repasser tous les détails de sa conduite. N’ai-je manqué à rien de ce que je me dois à moi-même ? Ai-je bien joué mon rôle ?
Et quel rôle ? celui d’un homme accoutumé à être brillant avec les femmes.

Stendhal
Le Rouge et le Noir , Première partie, fin du chapitre 15 (« Mais, dans les moments les plus doux… »)
1830