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Le Rouge et le Noir raconte l’ascension sociale, sous la Restauration, de Julien Sorel, un jeune séminariste issu d’un milieu modeste. Passionné par les livres, dont les mémoires de Napoléon qu’il idéalise et considère comme un modèle de réussite, il met tout en œuvre pour satisfaire son ambition.

Julien Sorel devient le précepteur des enfants de M. de Rênal, maire ultraroyaliste de la ville de Verrières. Alors qu’il est d’origine modeste, Julien découvre la vie bourgeoise. Lorsqu’il tombe amoureux de Mme de Rênal, il est contraint à une double hypocrisie : il doit cacher tout à la fois ses sentiments pour Mme de Rênal mais aussi son admiration pour Napoléon.

Le percepteur des contributions, l'homme des impositions indirectes, l'officier de gendarmerie, et deux ou trois autres fonctionnaires publics arrivèrent avec leurs femmes. Ils furent suivis de quelques libéraux riches. On annonça le dîner. Julien, déjà fort mal disposé, vint à penser que, de l'autre côté du mur de la salle à manger, se trouvaient de pauvres détenus, sur la portion de viande desquels on avait peut-être grivelé pour acheter tout ce luxe de mauvais goût dont on voulait l'étourdir.
Ils ont faim peut-être en ce moment, se dit-il à lui-même ; sa gorge se serra, il lui fut impossible de manger et presque de parler. Ce fut bien pis un quart d'heure après ; on entendait de loin en loin quelques accents d'une chanson populaire, et, il faut l'avouer, un peu ignoble, que chantait l'un des reclus. M. Valenod regarda un de ses gens en grande livrée, qui disparut, et bientôt on n'entendit plus chanter. Dans ce moment, un valet offrait à Julien du vin du Rhin, dans un verre vert, et Mme Valenod avait soin de lui faire observer que ce vin coûtait neuf francs la bouteille pris sur place. Julien, tenant son verre vert, dit à M. Valenod :
« On ne chante plus cette vilaine chanson.
- Parbleu ! je le crois bien, répondit le directeur triomphant, j' ai fait imposer silence aux gueux. »
Ce mot fut trop fort pour Julien ; il avait les manières, mais non pas encore le cœur de son état. Malgré toute son hypocrisie si souvent exercée, il sentit une grosse larme couler le long de sa joue.
Il essaya de la cacher avec le verre vert, mais il lui fut absolument impossible de faire honneur au vin du Rhin, L'empêcher de chanter ! se disait-il à lui-même, ô mon Dieu ! et tu le souffres.
Par bonheur, personne ne remarqua son attendrissement de mauvais ton. Le percepteur des contributions avait entonné une chanson royaliste. Pendant le tapage du refrain, chanté en chœur : Voilà donc, se disait la conscience de Julien, la sale fortune à laquelle tu parviendras, et tu n'en jouiras qu'à cette condition et en pareille compagnie ! Tu auras peut-être une place de vingt mille francs, mais il faudra que, pendant que tu te gorges de viandes, tu empêches de chanter le pauvre prisonnier ; tu donneras à dîner avec l'argent que tu auras volé sur sa misérable pitance, et pendant ton dîner il sera encore plus malheureux ! - Ô Napoléon ! qu'il était doux de ton temps de monter à la fortune par les dangers d'une bataille ; mais augmenter lâchement la douleur du misérable !
J'avoue que la faiblesse, dont Julien fait preuve dans ce monologue, me donne une pauvre opinion de lui. Il serait digne d'être le collègue de ces conspirateurs en gants jaunes, qui prétendent changer toute la manière d'être d'un grand pays, et ne veulent pas avoir à se reprocher la plus petite égratignure.

Stendhal
Le Rouge et le Noir, Partie I, Chapitre XXII 
1830