Maintenant c’est le moment… je le retarde toujours… j’ai peur de ne pas partir du bon pied, de ne pas bien prendre mon élan… je commence par écrire le titre… « Mon premier chagrin »… il pourra me donner l’impulsion…
Les mots parmi lesquels je me suis posée ne sont pas mes mots de tous les jours, des mots grisâtres, à peine visibles, assez débraillés… ces mots-ci sont comme revêtus de beaux vêtements, d’habits de fête… la plupart sont venus de lieux bien fréquentés, où il faut avoir de la tenue, de l’éclat… ils sont sortis de mes recueils de morceaux choisis, des dictées, et aussi…
— Était-ce des livres de René Boylesve, d’André Theuriet ou déjà de Pierre Loti ?
— En tout cas ce sont des mots dont l’origine garantit l’élégance, la grâce, la beauté… je me plais en leur compagnie, j’ai pour eux tous les égards qu’ils méritent, je veille à ce que rien ne les dépare… S’il me semble que quelque chose abîme leur aspect, je consulte aussitôt mon Larousse, il ne faut pas qu’une vilaine faute d’orthographe, un hideux bouton les enlaidisse. Et pour les relier entre eux il existe des règles strictes auxquelles on doit se conformer… si je n’arrive pas à les retrouver dans ma grammaire, si le moindre doute subsiste, il vaut mieux ne pas y toucher, à ces mots, en chercher d’autres que je pourrai placer dans une autre phrase où ils seront à une place appropriée, dans le rôle qui leur convient. Même mes mots à moi, ceux dont je me sers d’ordinaire sans bien les voir, lorsqu’ils doivent venir ici acquièrent au contact des autres un air respectable, de bonnes manières. Parfois je glisse ici ou là un mot rare, un ornement qui rehaussera l’éclat de l’ensemble.
Souvent les mots me guident dans mes choix… ainsi dans ce premier chagrin, le « bruissement sec » des feuilles d’automne que nous froissions en courant, en nous roulant dessus, mon petit chien et moi, m’ont fait, après avoir hésité, préférer pour nos jeux dans le jardin de mes grands-parents l’automne au printemps…
— Pourtant « les pousses tendres et les bourgeons duveteux » étaient bien séduisants…
— L’automne l’a emporté et je ne l’ai pas regretté… n’y ai-je pas trouvé « la douceur des rayons d’un soleil pâle, les feuilles d’or et de pourpre des arbres… ».