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Ce roman sentimental et épistolaire de 163 lettres est une réécriture du mythe d’Abélard et Héloïse empêchés dans leur amour par le statut de moine du jeune homme. Il est l’occasion pour Rousseau d’évoquer ses propres amours avec Sophie d’Houtetot au travers de celles d’une jeune femme, Julie d’Étanges condamnée à faire un mariage de raison alors qu’elle s’est éprise de Saint-Preux, un jeune précepteur qui appartient à une classe sociale inférieure. Il donne à voir, non pas le triomphe de la raison et de la vertu sur les passions comme le voudrait le moralisme du roman, mais la grandeur et le sens du sacrifice pour la satisfaction d’une société. Les Romantiques ont considéré Rousseau comme le précurseur du romantisme par son traitement du sentiment et de la nature. Il rejoint aussi les utopistes [de Thomas More à Bernardin de Saint-Pierre] qui [X] croient en un homme bon, capable d’ériger une petite communauté vivant dans l’harmonie et la sagesse, le partage et l’équilibre.

Dans une lettre adressée à son ami Milord Edouard Bornston, Saint-Preux confie la peine qui fut la sienne lors de ses retrouvailles avec celle qui se fait appeler désormais Mme de Wolmar et qui fut autrefois sa maîtresse. Il y relate une promenade en barque et décrit les tourments qui l’assaillent en parcourant des lieux chers à son cœur. Il exprime d’une certaine manière cette seconde séparation qu’il vit avec Julie : alors même qu’elle est là, elle est plus distante de lui qu’elle ne l’a jamais été. Les lettres ne peuvent changer la réalité cruelle, celle d’une femme mariée à un autre.

Lettre XV : À Milord Édouard
Revenus lentement au port après quelques détours, nous nous séparâmes. Elle voulut rester seule, et je continuai de me promener sans trop savoir où j’allais. À mon retour, le bateau n’étant pas encore prêt ni l’eau tranquille, nous soupâmes tristement, les yeux baissés, l’air rêveur, mangeant peu et parlant encore moins. Après le souper, nous fûmes nous asseoir sur la grève en attendant le moment du départ. Insensiblement la lune se leva, l’eau devint plus calme, et Julie me proposa de partir. Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau ; et, en m’asseyant à côté d’elle, je ne songeai plus à quitter sa main. Nous gardions un profond silence. Le bruit égal et mesuré des rames m’excitait à rêver. Le chant assez gai des bécassines, me retraçant les plaisirs d’un autre âge, au lieu de m’égayer, m’attristait. Peu à peu je sentis augmenter la mélancolie dont j’étais accablé. Un ciel serein, les doux rayons de la lune, le frémissement argenté dont l’eau brillait autour de nous, le concours des plus agréables sensations, la présence même de cet objet chéri, rien ne put détourner de mon cœur mille réflexions douloureuses.
Je commençai par me rappeler une promenade semblable faite autrefois avec elle durant le charme de nos premières amours. Tous les sentiments délicieux qui remplissaient alors mon âme s’y retracèrent pour l’affliger ; tous les événements de notre jeunesse, nos études, nos entretiens, nos lettres, nos rendez-vous, nos plaisirs,
E tanta-fede, e si dolci memorie ,
E si lungo costume !
ces foules de petits objets qui m’offraient l’image de mon bonheur passé, tout revenait, pour augmenter ma misère présente, prendre place en mon souvenir. C’en est fait, disais-je en moi-même ; ces temps, ces temps heureux ne sont plus ; ils ont disparu pour jamais. Hélas ! ils ne reviendront plus ; et nous vivons, et nous sommes ensemble, et nos cœurs sont toujours unis ! Il me semblait que j’aurais porté plus patiemment sa mort ou son absence, et que j’avais moins souffert tout le temps que j’avais passé loin d’elle. Quand je gémissais dans l’éloignement, l’espoir de la revoir soulageait mon cœur ; je me flattais qu’un instant de sa présence effacerait toutes mes peines ; j’envisageais au moins dans les possibles un état moins cruel que le mien. Mais se trouver auprès d’elle, mais la voir, la toucher, lui parler, l’aimer, l’adorer, et, presque en la possédant encore, la sentir perdue à jamais pour moi ; voilà ce qui me jetait dans des accès de fureur et de rage qui m’agitèrent par degrés jusqu’au désespoir. Bientôt je commençai de rouler dans mon esprit des projets funestes, et, dans un transport dont je frémis en y pensant, je fus violemment tenté de la précipiter avec moi dans les flots, et d’y finir dans ses bras ma vie et mes longs tourments. Cette horrible tentation devint à la fin si forte, que je fus obligé de quitter brusquement sa main pour passer à la pointe du bateau.

Rousseau
Rousseau, Julie ou La nouvelle Héloïselivre I, Lettre XV  « À Milord Édouard »
achevé en septembre 1758 et publié en 1761