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Le Père Goriot est un roman d’apprentissage qui s’inscrit dans le projet de La Comédie Humaine de Balzac, en décrivant les mécanismes de la société du XIXe. et en dénonçant l’opportunisme des individus qui la composent. Le personnage qui donne son nom au roman est un pauvre homme qui a tout sacrifié au bonheur et à la réussite sociale de ses filles, sans retour de leur part. Dans la pension Vauquer où il réside, il fait la rencontre d’un jeune homme ambitieux, Eugène de Rastignac. C’est le trajet parallèle de ces deux hommes qui définit l’histoire : le père Goriot cherche en vain à quérir l’amour de ses filles et finalement trouve un fils inattendu en Eugène ; celui-ci qui veut s’introduire dans la haute société parisienne profite de l’enseignement que lui donnent la vie et la mort du vieux bonhomme, devenu pour lui un père de substitution : il lui faut être désormais sans aucun scrupule et sans sentiment. C’est donc avec l’appui des femmes, dont la fille de Goriot, qu’il part à la conquête de Paris.

Rastignac vient d’être ému par le récit des déboires affectifs de Goriot, abandonné par ses filles définitivement maintenant qu’il est sans argent. Il est décidé à lui venir en aide mais un autre personnage s’immisce dans leur relation : il s’agit d’un homme louche, Vautrin, dont le lecteur apprendra qu’il est un ancien forçat, et qui devine l’ambition du jeune homme. Pour l’instant, il lui propose une leçon de vie pour la satisfaire.


brouillons d’écrivains (sur La Femme supérieure) http://expositions.bnf.fr/brouillons/explorees/honore/1/index2.htm

Je ne blâme pas vos vouloirs. Avoir de l'ambition, mon petit coeur, ce n'est pas donné à tout le monde...
Je fais l'inventaire de vos désirs afin de vous poser la question. Cette question, la voici. Nous avons une faim de loup, nos quenottes sont incisives, comment nous y prendrons-nous pour approvisionner la marmite? Nous avons d'abord le Code à manger, ce n'est pas amusant, et ça n'apprend rien, mais il le faut. Soit. Nous nous faisons avocat pour devenir président d'une cour d'assises, envoyer les pauvres diables qui valent mieux que nous avec T.F. sur l'épaule, afin de prouver aux riches qu'ils peuvent dormir tranquillement. Ce n'est pas drôle, et puis c'est long. Si vous étiez pâle et de la nature des mollusques, vous n'auriez rien à craindre; mais nous avons le sang fiévreux des lions et un appétit à faire vingt sottises par jour... Admettons que vous soyez sage, que vous buviez du lait et que vous fassiez des élégies; il faudra commencer, après bien des ennuis et des privations à rendre un chien enragé, par devenir le substitut de quelque drôle, dans un trou de ville où le gouvernement vous jettera mille francs d'appointements, comme on jette une soupe à un dogue de boucher. Aboie après les voleurs, plaide pour le riche, fais guillotiner des gens de coeur. Bien obligé! Si vous n'avez pas de protection, vous pourrirez dans votre tribunal de province. Vers trente ans, vous serez juge à douze cents francs par an, si vous n'avez pas encore jeté la robe aux orties. Quand vous aurez atteint la quarantaine, vous épouserez quelque fille de meunier, riche d'environ six mille livres de rentes. Merci.
Ayez des protections, vous serez procureur du roi à trente ans, avec mille écus d'appointements, et vous épouserez la fille du maire. Si vous faites quelques-unes de ces petites bassesses politiques, comme de lire sur un bulletin Villèle au lieu de Manuel (ça rime, ça met la conscience en repos), vous serez, à quarante ans, procureur-général, et pourrez devenir député. Remarquez, mon cher enfant, que nous aurons fait des accrocs à notre petite conscience, que nous aurons eu vingt ans d'ennuis, de misères secrètes, et que nos soeurs auront coiffé sainte Catherine ...
Autant commencer aujourd'hui votre révolte contre les conventions humaines. Voilà le carrefour de la vie, jeune homme, choisissez. Une rapide fortune est le problème que se proposent de résoudre en ce moment cinquante mille jeunes gens qui se trouvent tous dans votre position. Vous êtes une unité de ce nombre-là. Jugez des efforts que vous avez à faire et de l'acharnement du combat. Il faut vous manger les uns les autres comme des araignées dans un pot, attendu qu'il n'y a pas cinquante mille bonnes places. Savez-vous comment on fait son chemin ici? par l'éclat du génie ou par l'adresse de la corruption. Il faut entrer dans cette masse d'hommes comme un boulet de canon, ou s'y glisser comme une peste. L'honnêteté ne sert à rien. La corruption est en force, le talent est rare. Ainsi la corruption est l'arme de la médiocrité qui abonde, et vous en sentirez partout la pointe.

Honoré de Balzac
Le Père Goriot, in La comédie humaine, ch. II (Le discours de Vautrin)
1835